Véhesse

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Billets qui ont 'Starobinski, Jean' comme auteur.

jeudi 14 décembre 2006

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

lundi 11 octobre 2004

Les mots sous les mots

Suite à la course à la fleur, je me suis procuré Les Mots sous les mots de Jean Starobinski. Comme le livre est épuisé[1], je vais essayer d'en donner une idée en le citant en diagonale, sachant qu'il me paraît théoriser un aspect des Églogues. Ce livre est l'exposé par Jean Starobinski des recherches de Ferdinand de Saussure sur les anagrammes dans la littérature latine.[2]

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent continuellement un sens nouveau.(Saussure, p.19)

Dans cette phrase je lis les thèmes des trois premières Églogues: la langue (la phrase, le mot) pour Passage, la légende pour Échange, les éléments apportés devant elle pour Travers.

Résumons les opérations auxquelles, si les résultats que nous avons obtenus sont vrais, devait se livrer un versificateur en poésie saturnienne, pour la rédaction d'un elogium, d'une inscription quelconque, funéraire ou autre.
I. Avant tout, se pénétrer des syllabes, et combinaisons phoniques de toute espèce, qui se trouvaient constituer son THÈME. Ce thème, —choisi par lui-même ou fourni par celui qui faisait les frais de l'inscription—, n'est composé que de quelques mots, et soit uniquement de noms propres, soit d'un ou deux mots joints à la partie inévitable des noms propres.
Le poète doit donc, dans cette première opération, mettre devant soi, en vue de ses vers, le plus grand nombre de fragments phoniques possible qu'il peut tirer du thème; par exemple, si le thème, ou un des mots du thème, est Hercolei, il dispose des fragments -lei-, ou -co-; ou avec une autre coupe des mots, des fragments -ol-, ou er; d'autre part de rc ou de cl, etc. [...] (Saussure, p.24)

Bien entendu, on ne peut que penser aux Églogues, et surtout à Passage, mais aussi à cette phrase de Travers, p.145: «il est tout simplement faux que Passage soit réalisé à partir d'une (unique) petite idée, qu'il aurait suffi de raconter en quelques lignes.» Cependant, ce jeu s'étend bien au-delà. Je n'ai pu retrouver dans Sommeil de personne le passage où l'auteur déplore devoir modifier le texte de Vaisseaux brûlés afin de rétablir l'anonymat de Valerio, ce qui l'ennuie, écrit-il, car cela va détruire toutes sortes d'harmonies et de rimes internes. (Mais peut-être n'est-ce pas à propos de Valerio, et que ce n'est pas dans Sommeil de personne?)

L'hypogramme ou genre d'anagramme à reconnaître dans les littératures anciennes. Son rôle dans la poésie et la prose latine.
1. Pourquoi pas anagramme.
2. Sans avoir de motif [pour tenir] particulièrement au terme d'hypogramme, auquel je me suis arrêté, il me semble que le mot ne répond pas trop mal à ce qui doit être désigné. Il n'est en aucun désaccord trop grave avec les sens d'upograjein, upograjh, upogramma. etc., si l'on excepte le seul sens de signature qui n'est qu'un de ceux qu'il prend.
soit faire allusion ;
soit reproduire par écrit comme un notaire, un secrétaire,
soit même (si l'on songeait à ce sens spécial mais répandu) souligner au moyen du fard les traits du visage.
qu'on le prenne même au sens répandu, quoique plus spécial, de souligner au moyen du fard les traits du visage, il n'y aura pas de conflit entre le terme grec et notre façon de l'employer, car il s'agit bien encore dans «l'hypogramme» de souligner un nom, un mot, en s'évertuant à en répéter les syllabes, et en lui donnant ainsi une seconde façon d'être, factice, ajoutée pour ainsi à l'original du mot.» Saussure, p.30

La prose de César [...] était ce qui pourrait honnêtement servir de pierre de touche pour juger si la pratique de l'hypogramme était une chose plus ou moins volontaire, ou au contraire absolument imposée au littérateur latin: je considère en effet que s'il est prouvé que C. Julius Caesar ait perdu même peu de minutes dans ses écrits ou dans sa vie à faire des calembours sur le mode hypogrammatique, la chose est sans rémission dans ce cas pour l'ensemble des prosateurs latins. Nous n'en sommes pas là : c'est par centaines, c'est aussi abondamment que chez les gens-de-lettres des littérateurs que les hypogrammes courent et ruissellent dans le texte de César.
Plus caractéristiques encore que les Commentaires, les rares lettres que nous avons de lui : parce qu'elles le surprennent dans un moment où il s'agissait de tout autre chose que de soigner «l'écriture», ainsi quand il écrit la lettre à Cicéron après Ariminium Postremo, qui viro bono... etc. finissant par

civilibus controversiis? quod nonnulli quer-
CI - - - C - RO ER C - - - - - - - -I C

[...] Le mot CAVE semble courir entre les lignes de la lettre de César

Condemnavisse
C - - - - - AV – E
est un des endroits topiques. Mais à tout moment revient le mannequin C - - E et notamment dans les derniers mots (avant la date)

Contentione abesse
C - - - - - - E
C - - - - - - - - - - - E

[...] L'occasion et le sujet des lettres —lettres d'affaires, lettres de badinage, lettres d'amitié, lettres de politique—, plus que cela: l'humeur, quelle qu'elle soit, de l'écrivain, qu'il se montre par exemple accablé par les calamités publiques, par les chagrins domestiques, ou encore qu'il prenne un ton spécial pour répondre à des personnages avec lesquels il se sent en délicatesse ou en brouille ouverte,— tout cela n'exerce aucune influence sur la régularité vraiment implacable de l'hypogramme et force à croire que cette habitude était une seconde nature pour tous les romains éduqués qui prenaient la plume pour dire le mot le plus insignifiant.
Il est caractéristique de voir que pas un correspondant de Cicéron ne reste au-dessous de lui sous ce rapport, et parmi ceux qui avaient le moins de prétention, comme étant surtout hommes de guerre ou de [ ] à se mêler de littérature. Saussure, p.117

Starobinski note:

Mais Saussure ne se dissimule pas l'objection évidente: l'hypogramme, lu à partir du texte, n'est-il pas une construction arbitraire, née du caprice du lecteur, et reposant sur la distribution fortuite des phonèmes dans le texte? N'est-il pas trop facile d'obtenir partout des hypogrammes? C'est à ces objections qu'il cherche à répondre presque partout, ... p.117

Il poursuit, p.124:

On ne trouve que ce qu'on a cherché, et Saussure a cherché une contrainte phonétique surajoutée à la traditionnelle métrique du vers. Resterait à vérifier si ce qu'il a cherché et trouvé, en lisant les anciens poètes, correspond à une règle consciemment suivie par ceux-ci. Rien ne paraît alors plus nécessaire que de rencontrer, chez les anciens, un témoignage extérieur qui viendrait confirmer l'existence d'une règle ou d'une tradition effectivement observées. Ferdinand de Saussure a cherché ce témoignage, et n'a rien trouvé de décisif. Silence embarrassant, qui engage tantôt à formuler l'hypothèse d'une tradition «occulte» et d'un secret soigneusement préservé, tantôt à suggérer que la méthode devait sembler banale, allant trop parfaitement de soi pour qu'il fût nécessaire aux gens avertis d'en parler. D'où l'extrême prudence observée par Saussure dans ses cahiers, lorsqu'il s'agit de remonter des «faits» constatés à leur explication. Si les faits lui paraissent évidents, leur pourquoi reste inaccessible, comme s'il s'agissait d'un phénomène naturel et non d'une intention humaine.

A mesure qu'il progressait dans son enquête sur les hypogrammes, Ferdinand de Saussure se montrait capable de lire toujours plus de noms dissimulés sous un seul vers. Quatre sous un seul vers de Johnson! Mais eût-il continué, c'eût été bientôt la marée: des vagues et des vagues de noms possibles auraient pu se former sous son œil exercé. Est-ce le vertige d'une erreur? C'est aussi découvrir cette vérité toute simple: que le langage est ressource infinie, et que derrière chaque phrase se dissimule la rumeur multiple dont elle s'est détachée pour s'isoler devant nous dans son individualité.
Il faut ici le répéter: tout discours est un ensemble qui se prête au prélèvement d'un sous-ensemble: celui-ci peut être interprété: a) comme le contenu latent ou l'infrastructure de l'ensemble; b) comme l'antécédent de l'ensemble.
Ceci conduit à se demander si, réciproquement, tout discours ayant provisoirement le statut d'ensemble ne peut pas être regardé comme le sous-ensemble d'une « totalité» encore non reconnue. Tout texte englobe, et est englobé. Tout texte est un produit productif.

Saussure s'est-il trompé? S'est-il laissé fasciner par un mirage? Les anagrammes ressemblent-ils à ces visages qu'on lit dans les taches d'encre? Mais peut-être la seule erreur de Saussure est-elle d'avoir si nettement posé l'alternative entre « effet de hasard» et «procédé conscient». En l'occurrence, pourquoi ne pas congédier aussi bien le hasard que la conscience? Pourquoi ne verrait-on pas dans l'anagramme un aspect du processus de la parole,— processus ni purement fortuit ni pleinement conscient? Pourquoi n'existerait-il pas une itération, une palilalie génératrices, qui projetteraient et redoubleraient dans le discours les matériaux d'une première parole à la fois non prononcée et non tue? Faute d'être une règle consciente, l'anagramme peut néanmoins être considérée comme une régularité (ou une loi) où l'arbitraire du mot-thème se confie à la nécessité d'un processus.
L'erreur de Ferdinand de Saussure (si erreur il y a) aura aussi été une leçon exemplaire. Il nous aura appris combien il est difficile, pour le critique, d'éviter de prendre sa propre trouvaille pour la règle suivie par le poète. Le critique, ayant cru faire une découverte, se résigne mal à accepter que le poète n'ait pas consciemment ou inconsciemment voulu ce que l'analyse ne fait que supposer. Il se résigne mal à rester seul avec sa découverte. Il veut la faire partager au poète. Mais le poète, ayant dit tout ce qu'il avait à dire, reste étrangement muet. Toutes les hypothèses peuvent se succéder à son sujet: il n'acquiesce ni ne refuse. Starobinski, p.153

Et on pense à Kinbote, bien sûr, mais je pense aussi à moi, voyant Roussel partout quand je lis Roussel, ou Barthes, ou Flaubert, ou maintenant Saussure...

Starobinski conclut par ses mots, p.159 :

Il n'était pas inopportun de rappeler l'art de Bach, et ses marches de basse dont les notes-lettres successives construisent une signature ou un hommage. La méthode de composition de Raymond Roussel (remarquablement analysée dans un livre de Michel Foucault ) se fût prêtée elle aussi à cette forme d'investigation... Mais il faut généraliser: Ferdinand de Saussure interprète la poésie classique comme un art combinatoire, dont les structures développées sont tributaires d'éléments simples, de données élémentaires que la règle du jeu oblige tout ensemble à conserver et à transformer. Seulement il se trouve que tout langage est combinaison, sans même qu'intervienne l'intention explicite de pratiquer un art combinatoire. Les déchiffreurs, qu'ils soient cabalistes ou phonéticiens, ont le champ libre: une lecture symbolique ou numérique, ou systématiquement attentive à un aspect partiel, peut toujours faire exister un fond latent, un secret dissimulé, un langage sous le langage. Et s'il n'y avait pas de chiffre? Resteraient cet interminable appel du secret, cette attente de la découverte, ces pas égarés dans le labyrinthe de l'exégèse.

Et je repense à cette obsession du chiffre, du code secret dans Travers : «Il est sûr que tout se tient , que tout est lié, chaque détail nouveau lui paraît se rattacher à une infinité d'autres, il soupçonne tout, tout le monde, il ne voit partout que duplicité faux-semblant, chiffre, code, mots sous les mots.» p.214


Notes

[1] à nouveau disponible en septembre 2009

[2] Toutes les citations proviennent des Mots sous les mots. "Saussure" signifie Saussure cité par Starobinski.

dimanche 4 juillet 2004

La légende

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne se servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent un sens nouveau.[...]
Imaginer qu'une légende commence par un sens, a eu depuis sa première origine le sens qu'elle a, ou plutôt imaginer qu'elle n'a pas pu avoir un sens absolument quelconque, est une opération qui me dépasse. Elle semble réellement supposer qu'il ne s'est jamais transmis d'éléments matériels sur cette légende à travers les siècles; car étant donné cinq ou six éléments matériels, le sens changera dans l'espace de quelques minutes si je les donne à combiner à cinq ou six personnes travaillant séparément (1).

(1) Ms fr 3959/10, p.18. On rapprochera Pascal, Pensées (éd. Brunschvicg, fr. 22 et 23): «Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau: la disposition des matières est nouvelles»...,etc.

F. Saussure cité dans Les mots sous les mots, p.19, de Jean Starobinski

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