Véhesse

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Billets qui ont 'souvenirs' comme mot-clé.

jeudi 4 septembre 2014

Album de Marie-Hélène Lafon

J'ai donc lu ce livre offert, rapidement, en une journée. Il s'agit presque, ou peut-être (je n'ai jamais été très sûre de la définition de ce genre) de poèmes en prose, de poèmes prosaïques, donc, un hommage au Cantal, aux champs, aux vaches, aux maisons, aux gens, un chant d'amour non dépourvu d'humour et de pointes aiguisées à l'occasion.

Qui sont les lecteurs de Marie-Hélène Lafon ? En moi elle touche directement des souvenirs d'enfance (l'odeur des vaches, le bruit des bidons de lait), combien sommes-nous encore à avoir de tels souvenirs? Mais ce ne sont pas des souvenirs qu'elle raconte, c'est bien une campagne contemporaine que nous, citadins, pensons disparue et qui subsiste. C'est une idée qui réconforte et console.

Bottes

Les bottes jonchent. Le carrelage du couloir, le pavé de l'étable de part et d'autre de la porte qui donne sur la cuisine, le plancher de la grange, à gauche contre le mur avant l'armoire aux outils, ou, dans les cas d'urgence et par temps sec, le seuil cimenté de la maison; et leurs semelle épaisses creusées de nervures géométriques plus ou moins garnies de matière s'offrent à tous les regards.

Elles sont volontiers vertes, d'un vert modeste et contrit, ou rousses, voire cuivrées, façon vache salers; elles ne sont pas noires, ni bleues, on n'est pas au bord de la mer, on n'est pas au manège, on vient de l'étable, on y va, on y retourne; les bottes agricoles sont d'abord faites pour ça, pour le fumier, le lisier, la merde dans tous ses états, solide, liquide, grasse, grumeleuse, comptacte, en croûte, en ruisseaux, en flaques étales; les bottes sont faites pour la bouse dont elles se rient, retrouvant leur virginité au premier coup de brosse sous le jet d'eau ou en trois pas dans le mouillé de l'herbe.

Les bottes connaissent le terrain et toisent les chemins, on ne la leur fait pas. Elles garderont les pieds au propre, au sec, et au chaud si l'on a su se munir de ces chaussons pointus de laine chinée portés sur la chaussette et achetés en lots de trois paires au marché du mercredi depuis que plus personne n'est là pour les tricoter. On ne sait pas dans quelle partie du monde les chaussons sont fabriqués, on les suppose chinois ou portugais mais ils sont solides aussi, même s'ils tiennent moins bien les reprises; et pour la chaleur, franchement, si on n'avait pas su, on n'aurait pas vu la différence.

Les normes d'hygiène instaurées pour la fabrication du fromage fermier ont imposé l'usage de bottes blanches réservées à la laiterie et qui sont vendues à prix d'or à la Coopérative agricole ou chez Gamm Vert; elles jonchent non moins le vertibule réglementaire, dûment carrelé, où l'on chausse, déchausse, rechausse, en grommelant d'abondance. Elles déchoiront, vaincues, recyclées en bottes à tout, blafardes et maculées.

La botte prend parfois du galon, s'embourgeoise à la solognote ou à l'anglaise, façon gentleman-farmer, et s'affiche dans des vitrines cossues, et s'agrémente en sa partie supérieure d'une ganse décorative ou d'une sorte de bourrelet technique qui moule le mollet; et de flirter alors avec la chasse, la pêche, le loisir sportif: et de jouer les mijaurées de salon en présence de sa cousine paysanne, crottée, vaillante, sans ambages et rétive aux ronds de jambe.

La botte se porte toute l'année, à toute heure, en toute saison, on pourrait ne pas la quitter, on la regrette parfois, on s'y résigne, on y étouffe, on renâcle, on la trahit pour le bottillon court qui se révèle insuffisant, même au jardin, finalement on y revient, on la retouve et elle s'impose, elle triomphe, l'air de rien, modeste et indispensable.

Le capiton intérieur de la botte, doux, spongieux, voire pelucheux, s'effleure du bout des doigts si d'aventure il faut procéder à l'extraction d'une chaussette encalminée ou d'un quelconque corps étranger, bille, bout de bois, caillou, allumette, dont on se demande bien comment il a pu s'introduire en ce tréfonds. Retournée, empoignée, secouée sans ménagements, la botte garnie peut aussi se déverser sur le carrelage, elle n'en reprendra pas moins du service à la première occasion. Elle est sans rancune et, bonne fille, supportera les effusions pointues du jeune chien qui l'abandonnera, éreintée et orpheline de sa pareille, sous le tas de bois ou au fond du garage.

Amputée de sa tige, elle finira en galoche de jardin, soucieuse encore de bien servir, toute honte bue.

Marie-Hélène Lafon, Album, p.21 - Buchet-Chastel 2012

mercredi 5 mars 2014

Maria Chapdelaine

J'emporte le premier tome du journal de Du Bos avec l'intention de demander le prix d'une "reliure de travail": il part littéralement en lambeaux, j'ai la robe couverte de petits bouts de papier.

(Ma curiosité a été réactivée récemment par une remarque de Claude Mauriac dans La terrasse de Malagar, qui lisait ce journal en citant un autre auteur qui disait qu'il y a toujours dans Paris la nuit quelqu'un en train de lire le journal de Du Bos (souvenir très fautif. Je chercherai le passage exact). Où ai-je relu, là aussi récemment, que Du Bos citait parfois longuement le livre qu'il devait critiquer en lieu et place de l'article qu'il devait écrire, entraîné par son amour des pages qui se défendaient si bien elles-mêmes? Je comprends si bien cette pulsion.)

Je le feuillette dans le RER, ou plutôt j'en lis la première page, car il est impossible de feuilleter un livre dans cet état. Maria Chapdelaine. Du Bos: «…si pour les esprits comme le mien auxquels une certaine naïveté naturelle fait défaut, ce ne sont pas les livres les plus simples qui donnent naissance et presque exclusivement aux préoccupations les plus techniques.»

Maria Chapdelaine lu au collège. Douze ou treize ans. Je me souviens de l'attente, de l'amour pudique, de l'ennui, du vide, de la tempête de neige, de l'angoisse, du chapelet récité, et m'être dit «ça ne marchera pas», parce que ça n'avait pas marché lorsque j'avais essayé pour ma chienne malade.

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Complément le 17 juillet 2014

Très fautif le souvenir :

Vers ces années-là, 1928-1929, mon père aimait raconter que le fils d'un de ses amis — Jean-Pierre Giraoudoux? François Valéry? — disait qu'il lui arrivait, au milieu de la nuit, d'aller chercher un volume de Du Bos pour en savourer quelques pages et pouvoir se dire: «…Dans le monde entier, je suis le seul qui lit, en ce moment, du Du Bos…»

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar, p.210-211

lundi 8 juillet 2013

Le pivert nu et les tomates vertes de Jacques Theillaud

Sous ce titre un peu étrange se cache un livre de souvenirs, contrepoids tendre et pas toujours tendre aux Petits enfants du siècle (pensé-je ce matin dans mon lit : la version masculine est moins morne et moins désespérée; c'est dû bien sûr au style San-Antonio de Jacques Theillaud, mais aussi à la capacité de gratitude de celui-ci: si ses souvenirs sont si agréables à lire, c'est que s'il règle quelques comptes, il rend hommage à beaucoup d'amis, de voisins ou de poteaux de ses premières années.)

Ce livre raconte ce qu'aurait pu me raconter mon père (sans la gouaille — avec un fatalisme slave) et ce que m'a parfois raconté mon beau-père (la petite voiture du Surgé montée dans les étages de l'internat), c'est aussi le passage des années cinquante aux années soixante-dix, de l'eau froide et des W-C sur le palier au HLM avec eau chaude et salle de bain (ne pas oublier le formica).

C'est en tout cas beaucoup plus amusant à lire que les souvenirs d'Annie Ernaux (! : bon, je n'ai rien dit, ça n'a pas grand chose à voir (ou peut-être que si, c'est un peu le problème (qu'est-ce que la littérature?)).)

Extrait: un ami est en train de faire croire à une commerçante qu'il appartient à une grande société américaine qui va exporter ses madeleines — ses deux compères doivent goûter les gâteaux pour donner leur avis.
Et n'est-ce pas le propre de tous les escrocs de tous les temps, que de vendre du rêve?

Pendant une heure environ, cette brave femme a vu revivre son marri mourru, ellle a trouvé quelqu'un qui lui en a dit beaucoup de bien. Elle a ouvert des bureaux sur la 5ième avenue, avec une annexe sur Sunset Boulevard. Elle a fourgué les Madeleines Macheprot à Liz Taylor, Branlon Mado, Gary Cooper, Olivia de Halivand, Frank Sinatra, Elvis Presley qui était si gourmand, et qui sais-je encore…

Un Boeing 747 a décollé tous les jours d'Orly, puisque Roissy existait pas encore et le Concorde non plus, plein de madeleines, des natures, des au chocolat, noir et au lait, des à l'orange, des au Coca-Cola parce qu'il va bien falloir les inventer, celles-là; voire des madeleines au Mac Donald. Le goût pour les madeleines Tex-Mex ne viendra que bien des années plus tard, mais elle l'entrevoit déjà, Madame Macheprot, subconsciemment. Elle a sa Pontiac, et commandé une Cadillac Eldorado assortie à la devanture du magasin de Saint Yrieix, et même que c'est vachement dur de refaire sur une bagnole une peinture qui a plus de quarante ans. Mais elle n'est pas inquiète, Madame Macheprot; chez Cadillac, c'est pas comme chez Renault, où on te fourgue des couleurs de merdre après t'avoir fait attendre des mois… Et on fait pas attendre Madame Macheprot, la célèbre patronne des célèbres Madeleine Macheprot:

"You know, Dear, this nice little French biscuit wit the funny shape, and so delicious flavoirs. The plain ones, the chocolate ones, black or with milk, the orange ones. I was told last week they were secretly experimenting a new recipe with coke; it's gonna be the last craze in The Big Apple. They're famous all over France, you know! Even Marcel Proust, the greatest "early-in-bed" writer has written some beautiful pages about them, and the way they would remind him of his childhood."

S'il le faut, Monsieur Cadillac himself prendra le tournevis et la clé de douze pour la lui terminer, son Eldorado à Madame Macheprot, et c'est la mère Cadillac (née Ginette Rapineau) qui passera le coup de peau de chamois de finition.

Voilà, je pense qu'elle a dû rêver des trucs de ce calibre, cette gentille Madame Macheprot, tandis qu'Hervé et moi on s'empiffrait à ses frais, et que Fufu lui mettait du charbon à pleine pelletées dans sa machine à rêves. Elle a dû rêver à tout ça, et à plein d'autres choses, grâce au baratin de Fufu, le monstre qui aurait vendu des cercueils à deux places, des guêtres à des lapins, ou des congélateurs aux Inuits. Fufu qui se baladait à quatre pattes sour les tables, en étude, les soirs où c'était un pion sympa et cool de serre vis; et foutait les jetons à ce brave Camara, Africain français en décolonisation potentielle, en l'appelant d'une voix sépulcrale à traver un tube en carton:
"Camara, Camara, les esprit de la forêt t'appellent, Camara, les esprits de la forêt t'attendent!"
Et ce pauve Camara se mettait à trembler en répétant: "Les esprits, les esprits!"

Jacques Theillaud, Le pivert nu et les tomates vertes, éditions de la Baronne, 2010, p.152-153

lundi 20 décembre 2010

La métaphysique

Brodsky disait aimer la métaphysique et les ragots. Et il ajoutait: «Ce qui en principe est la même chose.»

Sergueï Dovlatov, Brodsky et les autres, p.134

vendredi 19 mars 2010

Remonter le temps

(8 mai 1996) Au déjeuner, suis assis à la droite du prince Albert, timide, un peu embarrassé dans ses phrases, mais très doux et à la gauche de Jean Françaix, qu'à vrai dire je croyais mort, supposition qu'il légitime en me parlant de ses rencontres avec Ravel à Saint-Jean de Luz.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.237

jeudi 14 janvier 2010

Nabokov's Dozen

Il s'agit de la version "étendue" de Nine Sories et contient treize nouvelles ("treize à la douzaine").

J'ai lu ce recueil de nouvelles à cause de Lance et de L'Amour l'Automne. Renaud Camus a choisi de retenir Lance, sans doute à cause de la thématique de la légende (cf. Saussure et Starobinski), mais beaucoup d'autres thèmes camusiens apparaissent au fil des pages: le double, les homonymes, le paradis perdu de l'enfance...

Je mets en ligne le sommaire réorganisé chronologiquement et enrichi du lieu et de la date indiquée à la fin de chaque nouvelle [1].

6. The Aurelian (Berlin, 1931) publié en russe en 1931 / en anglais 1941
7. Cloud, Castle, Lake (Marienbad, 1937) publié en russe en 1937 / en anglais en 1941
1. Spring in Fialta (Paris, 1938) publié en russe en 1938 / en anglais 1957
12. Mademoiselle O (Paris, 1939) publié en français en 1939 / en anglais en 1952
9. ‘That in Aleppo once…’ (Boston, 1943)
5. The Assistant Producer (Boston, 1943)
2. A Forgotten Poet (Boston, 1944)
10. Time and Ebb (Boston, 1945) publié en 1944 (incohérence dans l’édition)
8. Conversation Piece, 1945 (Boston, 1945)
3. First Love (Boston, 1948)
4. Signs and Symbols (Boston, 1948)
11. Scenes from the Life of a Double Monster (Ithaca, 1950) publié en 1958
13. Lance (Ithaca, 1952)

Je jette ici quelques pistes, en vrac.

Lieu et langue sont les marques du chemin d'exil de Nabokov. De 1939 à 1944, les nouvelles sont marquées par le souvenir de la Russie ("Mademoiselle O", "A Forgotten Poet", "The Assistant Producer") et la fuite à travers la guerre pour atteindre les Etats-Unis ("That in Aleppo once"). "The Assistant Producer", nouvelle donnée comme fondée sur des faits vrais (mais qu'est-ce que ça veut dire ici?), serait une allègre esquisse de roman d'espionnage si elle ne faisait l'économie d'une explication finale satisfaisante.
Le problème de l'identité et l'impossibilité de connaître la vérité dans un monde où chacun est le seul garant de son récit sont souvent évoqués : qui est qui ("Conversation piece", "A Forgotten Poet"), qui ment ("That in Aleppo once"), pourquoi le narrateur n'est-il jamais reconnu de la jeune femme qu'il rencontre toujours par hasard ("Spring in Fialta")? (Reconnaître, se souvenir, oublier, trois faces de la nostalgie).

Reviennent au long des pages l'obsession du voyage, du déplacement, en particulier en train, la rapidité des images et leur immobilisation par les mots: ainsi la description des fils électriques disparaissant poteau après poteau, image bien connue de l'ennui de l'enfance en voyage: rien d'autre à faire que suivre des yeux cette image hypnotique des fils qui fuient et renaissent, enchaînés aux poteaux électriques sans espoir de s'échapper.

The door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.
Navokov, "First Love"

Le regard est ce qui immobilise et donne vie aux images : une image qui fuit, insaisie, est une image oubliée, morte-née. Et cependant, saisir l'image, le souvenir, c'est pour le poète ou l'écrivain accepter de la perdre en la partageant. Ecrire, c'est se déposséder (et ainsi s'exorciser de ses souvenirs, leur échapper?):

I have often noticed that after I had bestowed on the characters of my novels some treasured item of my past, it would pine away in the artificial world where I had so abruptly placed it.

Et cela touche même des objets aussi humbles que des crayons de couleur:

Alas, these pencil, too, have been distributed among the characters in my books to keep fictitious children busy; they are not quite my own now.
Nabokov, "Mademoiselle O."

Dans le monde de Nabokov, les objets touchés par le regard ou par l'attention du narrateur acquièrent une dimension fantastique, souvent grâce à la lumière ou aux couleurs:

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon’s egg hatching in one’s bare hand.
Nabokov, "Lance"

But the most constant source of enchantment during those readings came from the harlequin pattern of coloured panes inset in a white-washed framework on either side of the veranda. The garden when viewed through these magic glasses grew strangely still and aloof. If one looked through blue glass, the sand turned to cinders while inky trees swam in a tropical sky. The yellow created an amber world infused with an extra strong brew of sunshine. The red made the foliage drip ruby dark upon a coral-tinted footpath. The green soaked greenery in a greener green. And when, after such richness, one turned to a small square of normal savouless glass, with its lone mosquito or lame daddy-longlegs, it was like taking a draught of water when one is not thirsty, and one saw a matter-ofofact white bench under familiar trees. But of all the windows this is the pane though wich in later years parched nostalgia longed to peer.
Nabokov, "Mademoiselle O."

L'attention portée aux noms, à la dimension sensuelle des noms, rappelle Proust :

I am fond of Fialta; I am fond of it because I feel in the hollow of those violaceous syllables the sweet dark dampness of the most rumpled of small flowers, and because the alto-like name of a lovely Crimean town is echoed by its viola [...]
Nabokov, "Spring in Fialta"

Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs.
Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.388

Mais ce qui m'émeut le plus, c'est la façon dont court au fil des récits l'interrogation sur la mort, cet espoir, ce désir, qu'il y ait quelque chose après, et la façon de tourner en dérision cet espoir, par une boutade, un pari, un défi :

If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.
Vladimir Nabokov, “The Forgotten Poet” in Nabokov’s Dozen, p.36

Ces quelques vers me rappellent Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)» tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:

l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,[...]

Si le bouton est retrouvé, si John Shade se lève le 22 juillet 1959, alors il y a une vie après la mort, une vie pleine de tendresse.
Mais le bouton est perdu, et Shade sera assassiné le 21 juillet.

Notes

[1] Chronologie des œuvres disponibles ici.

lundi 9 mars 2009

3 mars 2009 - Parlons de Barthes

Compagnon a expédié le fil de son cours pour passer à ce qui lui tenait à cœur: les livres posthumes de Barthes qui viennent de sortir.
Je peux comprendre qu'il soit ému. Je peux comprendre la détresse qu'on éprouve à mesurer celle de quelqu'un qu'on aimait et qu'on se reproche de n'avoir pas perçu quand il était encore temps d'être présent. Cependant, cependant... Qu'est-ce que ça venait faire là?


Reprenons: trois points d'attache chez Stendhal qui permettent d'avoir le sentiment que le temps s'est immobilisé, qu'on est le même aujourd'hui qu'hier: la mort de la mère, le régicide, le premier amour.

Il y a autre chose : la lecture des romans écrits par son oncle, qui lui ont fait décidé de devenir écrivain («Je sens cela aussi vivant en 1835 qu'en 1794» : la remarque reprend toujours la même structure. (voir chez sejan).

Stendhal décide donc à ce moment-là de vivre à Paris comme Molière (ie., écrire et vivre avec une actrice).

Mais surtout, dissimulation. Difficulté à parler sur ce qu'on aime.
Barthes dans son dernier article interrompu par son accident écrivait «on échappe toujours à parler de ce qu'on aime». Certes, il écrivait pour contredire ce jugement, et d'ailleurs, Stendhal a réussi à écrire son amour de l'Italie.

A la fin d' Henri Brulard, Stendhal évoque le plaisir de l'opéra pour dire son impossibilité d'en parler: il ne lui reste de la représentation que la dent en moins de la chanteuse Caroline. => Il est impossible de raconter de faire un roman.
La bataille du Tessin, l'arrivée à Milan: toujours le bonheur est impossible à décrire. Impossibilité du récit. Stendhal propose de le raconter et que nous sautions cinquante pages, sauf que le livre s'arrête!
=> impuissance à dire le bonheur de l'Italie. Si l'on revient non bredouille de la chasse au bonheur, alors on atteint l'indicible.
Car en faire une histoire, ce serait faire de l'emphase, manquer d'ironie.
Ainsi, le récit épisodique est aussi un choix: il permet d'éviter de devenir emphatique.

Ne pas se prendre au sérieux est une décision qui remonte aux années de jeunesse. Durant ses années de formation, Stendhal a été marqué par Rousseau (l'emphase), Vigny (le poète), Chatterton (le génie). Il n'a pas changé de modèles, mais souhaite évité l'emphase de Rousseau. Contre cela il choisit l'ironie.

(A l’emphase et à l’importance près (self importance) ce journal a raison.)
Ce qui marque ma différence avec les niais importants du journal et qui "portent leur tête comme un saint-sacrement", c’est que je n’ai jamais cru que la société me dût la moindre chose.
Henri Beyle, Vie d'Henri Brulard

Stendhal qualifie Chateaubriand de "roi des égotistes".
Stendhal s'élève donc contre l'emphase de ceux qui font de leur vie un récit. Dans Brulard, il explique qu'il a écrit Le Rouge et le Noir dans un style bâclé pour combattre l'emphase.

Voltaire: puérilité emphatique.
d'où le comte Mosca: ne se prend pas au sérieux. Séduit ainsi la comtesse. (à comparer avec la self importance de Roquentin dans La Nausée).

Roland Barthes

Ici transition vers Barthes que je n'ai pas notée tant elle m'a paru artificielle. J'ai noté des édifices, mais chez sejan je relève des précipices: ???

Toujours est-il que le thème du souvenir et des anamnèses nous mène à Barthes, dont on vient de publier Voyage en Chine et Journal de deuil, écrit en 1977, recueillant les traces du chagrin intime (non destiné à être publié) de Barthes à la mort de sa mère.
J'ai noté en finir avec Roland Barthes: est-il possible que Compagnon ait dit ça, ou n'est-ce que mon résumé d'une phrase du genre: «on vient de publier les ultimes papiers de Roland Barthes?»

Le voyage en Chine de Barthes a eu lieu en 1974.
Le Journal de deuil date de 1977. (Antoine Compagnon a soudain l'air fatigué et empli de regrets:«c'est une expérience éprouvante de découvrir la profondeur de la dépression dont souffrait Barthes»).
1/ découvrir un texte de deuil (il y aurait des parallèles nombreux à faire avec Albertine disparue);
2/ découvrir quelque chose qu'on ne connaissait pas de quelqu'un qu'on connaissait.

Le texte de deuil vérifie par l'absurde l'impossibilité d'écrire la vie. L'écrit de deuil refusant la vie ne peut accéder au récit.
La mort de la mère rend possible celle du fils qui écrit à 62 ans: «Ici commence ma mortalité».
Il est impossible de raconter la vie par peur de faire de la littérature. Raconter, c'est accepter le passage du temps. Il y a un lien essentiel entre le récit et le temps.
Refus d'une dialectique narrative qui mènerait à une résolution.

mercredi 7 mars 2007

Henri Troyat

J'avais prévu d'écrire ce billet dès lundi mais je voulais absolument mettre en ligne le séminaire d'Isabelle Serça avant le séminaire suivant; les lignes citées en fin du précédent billet conviennent parfaitement à l'introduction de ce billet: «si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre [...]»



En CM2, invitée à passer un week-end chez une amie (c'était la première fois que cela m'arrivait depuis que j'étais en France), je trouvais dans la bibliothèque familiale Les semailles et les moissons d'Henri Troyat que j'empruntais.
En classe, nous avions le droit de lire quand nous avions fini notre travail. Je déposai ce livre sur le coin de mon bureau. Cette fois-là, pour une raison que j'ignore car ce n'était pas habituel (était-ce parce que le livre était plus gros que d'habitude?) l'instituteur me demanda au moment de la leçon de lecture de lire un passage de mon livre.
— Qu'est-ce que c'est? me demanda-t-il.
Les semailles et les moissons.
— Ah, il me semblait bien que cela me disait quelque chose.
Est-ce de ce petit moment de frime qu'est né mon attachement à Henri Troyat?

De ce livre je ne me souviens pas de grand chose: la campagne, la carriole, le début de la guerre de 1914, l'installation dans le café du mari. Je me souviens que l'héroïne, Amélie, perd sa mère vers quatorze ans. Elle prend alors en charge l'épicerie du village et découvre que les merveilleux bibelots de plâtre représentant des pâtres et des bergères qui lui paraissaient si attirants et qu'elle regrettait que sa mère ne vendît pas dans l'épicerie lui semblent désormais sans intérêt. La mort de sa mère l'a fait accéder à un autre stade du goût. Or j'aimais alors beaucoup les bergères de plâtre, leurs couleurs pastels et leurs joues roses. Je me mis à moins les aimer, puis à ne plus les aimer.
C'est à ce passage que j'ai pensé la première fois que j'ai lu la phrase de Renaud Camus: «Il n'y a pas de goût, il n'y a que des états culturels».
Je n'ai jamais lu les tomes suivants même si j'ai fait acheter l'intégralité du cycle à ma mère. Je l'ai donnée il y a quelques années à une kermesse de la paroisse.

Pendant mes années de collège, j'ai lu plusieurs fois deux cycles, Tant que la terre durera et Les Eygletière, dans les beaux volumes reliés de la bibliothèque de la ville. Je retrouve à leur propos exactement ce que décrit Proust dans Sur la lecture: je me souviens moins des livres que du contexte dans lesquels je les ai lus et des sentiments qui m'agitaient alors.

Je crois me souvenir que Tant que la terre durera est une saga russe. Je me souviens de deux anecdotes: un petit garçon au début du livre rêve qu'une catastrophe menace sa famille qu'il sauverait alors, devenant un héros (et je cessai alors de rêver qu'une catastrophe ébranlât ma famille pour que je devinsse un héros (j'ai ri en découvrant des sentiments voisins prêtés à Tante Léonie [1])) et un avortement à l'aiguille à tricoter: une femme, personnage important, avortait à la demande de son amant qui, satisfait, songait que tout allait se poursuivre comme avant, elle le quittait aussitôt pour ne jamais le revoir, à sa grande incompréhension. Il me semblait que je la comprenais très bien.

Quant aux Egletyères, je leur dois sans doute mes premiers émois sensuels. J'aimais les titres, La Faim des lionceaux et La Malandre.

Et puis j'ai abandonné Troyat pour passer à autre chose. Il m'en reste la sensation de ce que j'appelle la littérature "honnête", sans esbrouffe et sans surprise, une sorte d'idéal pour honnête homme.

Je ne peux pas dire que la mort d'Henri Troyat me fasse véritablement de la peine. Mais elle laisse une ombre, une absence, un regret, comme la mort en son temps de Maurice Genevoix, l'autre écrivain que l'on me faisait lire, parce que nous habitions en bordure de la Sologne. Il faisait partie de ces gens dont l'existence va de soi et ne peut être mise en question, ce qui fait qu'on ne pense pas souvent à eux jusqu'au jour où on apprend leur mort.


Notes

[1] «[...] survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, [...] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.116

mardi 22 juin 2004

Le cycle de nos inventions

Paris, mardi 9 mai 1972

Cette unité du Temps immobile, dont j'avais tendance à m'émerveiller, est pauvreté, non richesse. Je le pressentais depuis longtemps, et en ai eu, hier soir, la confirmation en lisant La Dernière Heure de Jean Guitton. Cela a toujours été un sujet de réflexion pour lui (comme pour moi), écrit-il, que cette identité du moi avec lui-même.

Le nombre de chromosomes est limité, je veux dire que ce que nous pouvons dire de neuf, de personnel, est plus réduit que nous le croyons. Le cercle ou le cycle de nos inventions est étroit. Les conversations que j'ai écoutées pendant quatre ans roulaient autour des mêmes thèmes, chacun y faisait sa petite pirouette, racontait ses mêmes anecdotes toujours pareilles (Œuvres complètes, III, p.503).

Anecdote, «chose inédite», (étymologie grecque): indéfiniment à redire. Le Journal que j'écris depuis trente ans roule autour des mêmes thèmes. C'est pourquoi le montage du Temps immobile est si facile.
Quant à ma relative inintelligence, elles s'accompagne d'un manque de méthode, qui lui est sans doute lié. Depuis le temps, j'aurais dû apprendre à penser, au sens donné par Sartre à cette expression, dans ce passage de Situations III, où, à propos d'un «triste exemple d'analphabétisation politique», il écrit:

Mais parler de Nietzsche et de Carlyle à propos de Cohn-Bendit, c'est prouver non seulement qu'on n'est pas cultivé mais qu'on n'a jamais appris à penser. (p.179)

D'où mon admiration (et mes inhibitions) lorsque j'écoute parler Michel Foucault ou Gilles Deleuze, à plus forte raison, Gilles Deleuze et Michel Foucault.


Paris, vendredi 26 mai 1972

Ecrivant ma dernière préface (non signée) pour Maurice Dumoncel (Taillandier), je calcule qu'elle est, à quelques unités près, la soixante-dixième. Ainsi vais-je, après tant d'années, retrouver une certaine liberté (mais qui va me coûter cher et nous devrions être plus inquiets que nous le sommes quant à notre budget...) Écrivant donc cet ultime avant-propos, sur Une Vie, je trouve, dans la Vie de Maupassant dédicacée à mon père par Paul Morand en 1942, cet extrait d'une lettre de Jacques-Émile Blanche au sujet de sa première rencontre avec Guy de Maupassant, chez la comtesse de Potocka:

Quand je fis la connaissance de Maupassant, m'écrivait-il cet hiver de sa propriété d'Offranville, il avait le type sous-off, portait le col rabattu à l' amant d'Amanda. En été, très canotier d'Argenteuil. Il ressemblait comme un frère au baron Barbier, l'homme debout tête penchée sur la table du Déjeuner de Renoir... Il parlait peu, sans ce qu'on appelle esprit, physionomie grave, inquiète, semblait-il, un convive "terne" selon Mme Aubernon, chez qui je ne l'ai jamais rencontré (une exception à cette époque). Ses amours, ses débats avec l'aimée (Marie Kann) et les autres, le rendaient presque muet, comme en état d'hypnose. Chez Madeleine Lemaire, j'ai souvenir d'une soirée de têtes ou costumes de papier. J'étais en Lohengrin, cygne sous le bras, casque, et Maupassant, comme un chien errant, parmis les déguisés...

...Ainsi Jacques-Émile Blanche, dont je me souviens, se souvenait de Guy de Maupassant qui lui-même...

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.272

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