En 1987 ou 1988 je lisais Le Comité, de Michel Deguy. Celui-ci venait de se quereller avec Gallimard et réglait ses comptes. Entre autres, il revendiquait le droit de ne pas lire de romans. Seules la philosophie et la poésie l'intéressaient, les romans l'ennuyaient, affirmait-il.
Je trouvais cela horriblement prétentieux.
Vingt ans plus tard j'en suis là, ou à peu près.


Vendredi dernier, je m'installe au Café Beaubourg pour boire un cocktail en continuant ma lecture avant de rentrer à la maison. Je m'assois à une table mitoyenne de celle d'un rouquin d'une cinquantaine d'années, un kangourou à la boutonnière. (Toujours compliqué de s'assoir quand on est seul, les serveurs ont des idées précises de l'endroit où vous installer et je préfère trouver une place avant qu'ils n'interviennent). Il lit et prend des notes, je déchiffre vaguement le titre de son livre, The Delivery Room, je me plonge dans le mien et oublie mon voisin.

On m'apporte mon verre, un homme rejoint mon voisin, ils parlent en anglais un long moment, l'homme repart.
Je lis. Et j'entends, en anglais:
— Si vous me dites ce que vous lisez, je vous dis ce que je lis.
Je lui montre Carnets de guerre de Vassili Grossman. Il ne connaît pas cet auteur. Son livre a pour sujet la Yougoslavie et une psychanalyste (à ce que j'ai compris).
— Vous êtes américain ?
— Non, australien. (Suis-je bête, bien sûr, le kangourou).
Il feuillette le livre. Il y a deux séries de photos à l'intérieur.
— Vous êtes juive ?
— Non. Vassili Grossman l'était. Sa mère a fait partie des premiers assassinés lors de l'arrivée des Allemands.
Je lui raconte un peu Vassili Grossman, lui parle de Vie et destin (— Life and destiny? — Life and Fate, me propose-t-il. (Il avait raison.)), «son livre le plus connu», la façon dont ce livre n'a été publié qu'après sa mort («comme Le maître et Marguerite après la mort de Boulgakov». Il acquiesce. Mais je me demande s'il connaît Boulgakov.)
Il se lève, range ses affaires :
— Je dois partir. Vous venez souvent ici ?
— Régulièrement.
— Moi aussi. On se reverra peut-être.
Hmm. Je déchire une demi-page de mon carnet de notes, je grifonne "Vassili Grosmann, Life and Fate", je lui tends, il hésite un peu :
— Je ne lis que des romans.
— Mais c'est un roman.

Je le regarde partir. Je me demande s'il va le lire, je me demande ce que représente la bataille de Stalingrad pour un Australien, je me demande quelle bataille du Pacifique serait l'équivalent et s'il existe un grand roman qui en raconte l'histoire.


Description de Treblinka. Je l'ai déjà lu, en 1995 ou 1996, quand Le Livre noir a été publié. Je pensais ne jamais la relire. Je souhaitais ne jamais la relire.

Ne serait-il que lire cela est infiniment pénible. Le lecteur doit me croire, il n'est pas moins pénible de l'écrire. Peut-être quelqu'un me posera-t-il la question: «Mais pourquoi donc l'écrire, pourquoi rappeler tout cela?» Le devoir de l'écrivain est de rapporter l'horrible vérité, le devoir civique du lecteur est d'en prendre connaissance. Tous ceux qui se détourneront, qui fermeront les yeux et passeront à côté porteront atteinte à la mémoire des disparus. Tous ceux qui ne prendront pas connaissance de toute la vérité ne pourront jamais comprendre avec quel ennemi, avec quel monstre, notre grande, notre sainte Armée rouge s'est affrontée à mort en un combat singulier.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.332

Je supporte mal les fictions, livres ou films, sur ce sujet. Il me semble que seuls les documents/documentaires peuvent relater l'horreur, je peine à accepter qu'on puisse "imaginer" de telles scènes et de telles mécanismes, et c'est pour cela que La Liste de Schindler ou Les Bienveillantes me choquent, même si je n'ose pas le dire, de peur de paraître ridicule et extrémiste, sans compter qu'il y a toujours, à défaut de fiction, au moins du montage ou de la mise en scène, même dans les documentaires (cf. Shoah de Lanzman).
Alors... après tout, si les œuvres de fiction peuvent permettre de faire lire ce qui ne sera pas lu autrement...