Sept jours avant Domenach, c'était Geremek que j'avais écouté. Je ne pensais pas en parler, car son intervention fut d'une certaine manière totalement irrrationnelle. C'est un rêve, une folie, que Geremek est venu nous raconter, pour nous convaincre d'être fous avec lui.

Il nous a raconté son rêve d'Europe, en remontant et descendant le temps. Il a donné tant de références que j'ai abandonné l'espoir de donner un compte-rendu précis de la conférence : Pierre Dubois, au XIVe siècle, Georges Podiébrad, Sully (notre Sully), l'abbé de Saint-Pierre (à propos de sa proposition d'une unité européenne, Voltaire s'exclamera: «jamais vu une oeuvre aussi sotte!»), Saint-Simon, un étudiant (nom illisible: Gxxbxxbosky?) dans sa cellule après l'insurrection de Varsovie en 1830, tous au cours des siècles ont imaginé d'organiser l'Europe, sous des formes et pour des raisons différentes.
Une atmosphère de rêve planait dans la salle, le rêve de plusieurs siècles qui faisait briller les yeux de ce vieux monsieur. C'était étrange et hors du temps.

Geremek a insisté sur le fait que l'Union européenne était le résultat d'une utopie, d'une utopie de paix. Derrière l'idée de paix perpétuelle de Kant il y avait en fait la guerre perpétuelle. Bronislaw Geremek nous a soumis une devinette : il existe dans le trésor de l'église de xx (pas compris: nom allemand ou slave) un chandelier datant du XIIe siècle; sur ce chandelier sont représentés les trois continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, et trois mots, la richesse, la science et la guerre. Quel mot est associé à chaque continent?
On aurait dit une nouvelle de Borges.
La richesse, c'était l'Asie (les épices), la science, c'était l'Afrique (les Arabes, les mathématique et la philosophie), et l'Europe, c'était la guerre.

«Nous venons de fêter les cinquante ans du traité de Rome. Il ne faut jamais séparer ce traité de la CECA. En 1950 on a décidé de construire une communauté autour de ce qui était la source de la guerre: l'acier et le charbon. Il fallait dépasser les raisons de la guerre et proposer la réconciliation.»
Jamais cette idée ne m'avait paru aussi énorme. Au lycée, que la France et l'Allemagne soient alliées paraissait tout naturel. Plus le temps passe, peut-être plus je "vis" de guerres (plus je suis contemporaine de guerres qui se déroulent pendant que j'écris cela), et plus cela me paraît énorme. Comme si les pays de l'ex-Yougoslavie pouvaient décider de vivre ensemble, ou l'Irak et l'Iran s'associer, ou la Palestine et Israël, le Liban et la Syrie... Enorme, improbable, impossible.

Geremek continue à nous raconter l'Europe, il détaille son histoire : «on ne fait pas l'Europe avec des chefs comptables. Elle est impossible sans chefs comptables, mais il y faut un grain de folie.»

Il nous parle du traité de Lisbonne: c'est un traité long et difficilement lisible, et c'est tant mieux. Le but était de donner à l'Union européenne la possibilité de mener une politique étrangère commune et donc d'avoir un ministre des affaires étrangères. Les Français et les Hollandais ont refusé cette possibilité, on a donc fait autrement, mais c'est la même chose.
Les citoyens ont la possibilité d'initiative législative: il suffit qu'une proposition recueille un million de signatures. C'est déjà arrivé: il y a eu 1,6 million de signatures pour que le Parlement soit à Bruxelles et plus à Strasbourg (c'est plus économique).

Bronislaw Geremek se demande comment rendre le projet de l'Europe aux citoyens. Les menaces d'une guerre ont suffisamment reculé pour qu'il faille une autre raison de vivre ensemble.


Parmi les questions de la fin a été abordé le problème de l'adhésion de la Turquie:
«On ne répond pas non à un grand pays. Parfois, il faut savoir se taire. Le processus d'adhésion doit être long, très long, quinze ou dix-huit ans. Pendant ce temps, les choses vont bouger, la situation va changer. Accueillir la Turquie dans l'Union européenne, c'est se donner la chance de devenir incontournable sur la scène internationale; mais c'est prendre le risque de faire imploser l'Europe: peut-elle accueillir une population aussi importante, de culture et de religion différentes? Alors il faut prendre son temps.»


Dans les remerciements de la fin, la présentatrice a incidemment mentionné la naissance de Bronislaw Geremek dans le ghetto de Varsovie. Une grande émotion m'a envahie pendant que la salle applaudissait, à regarder ce petit homme souriant et rêveur, né dans le ghetto de Varsovie, ayant vécu une partie de sa vie, dont quelques années en prison, derrière le rideau de fer, ce soir en train de donner une conférence sur l'Europe dans un amphi parisien.
Allons, il y avait encore un espoir.


Pour ceux que cela intéresse, les racines de la culture européenne in La promotion de l'identité culturelle européenne depuis 1946, par Viviane Obaton. (Bizarrerie: cela provient de l'institut européen de l'Université de Genève.)
mise à jour: non ce n'est pas si bizarre, car cet institut est lié au Conseil de l'Europe, dont fait partie la Turquie depuis pratiquement l'origine, à ne pas confondre avec l'Union européenne.
J'ai oublié de préciser que Geremek était un partisan de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne.