Judas et les moines. L'utilisation d'une image patristique dans les règles monastiques du Haut Moyen Âge, par Valentina Toneatto

De mémoire, le sujet de cette communication recoupait la thèse en cours de la conférencière.
Il s'agit d'un travail sur la richesse. Le lexique métaphorique utilisé dans la sphère économique rejoint la sphère escatologique.

L'apôtre Judas est symbole d'avarice et de manque de fidélité.
C'est également quelqu'un qui n'hésitent pas à voler les pauvres (Jean, 12-6).

Voici trois exemples d'utilisation de l'image de Judas dans les règles monastiques.

Il s'agit d'un stéréotype complexe.

1/ Pour Ambroise, l'avarice est proche du manque de foi. L'avarice est synonyme de perfidie, il s'agit d'un manque de fiabilité.
Le manque de fides spirituelle est équivalent au manque de fiabilité sociale. On assiste à un glissement sémantique.
On explore les liens entre l'utilitas (le bien commun, le bien public) et l'honestas (le respect et la soumission à la règle).

2/ Grégoire le Grand à la fin du VIe siècle fixe la liste des 7 péchés capitaux.
L'avaritia est fondamentalement contraire au Salut.

3/ Pierre Chrysologue Dans un (ou ses?) sermon, il rapproche Judas et les Juifs : ce sont deux images du refus de la foi.
Et tandis que j'écoutais Valentina Toneatto, je me disais que le latin devrait toujours être prononcé avec l'accent italien.

Les responsables des communautés chrétiennes ont en charge la bonne administration des biens matériels et spirituels au bénéfice des pauvres. Dans la première épître de Paul à Timothée, on passe des services à la communauté à l'administration des biens.
Selon la règle des IV Pères, le cellerier doit bien administrer et ne pas voler. L'avarus est également à proscrire: il ne faut pas donner la préférence à des désirs individuels aux dépens du bien de la communauté.
Selon la règle du Maître (chapitre XIII), il ne faut pas suivre sa volonté propre : règle de l'obéissance.
La règle espagnole pour les Vierges par Léandre établit une comparaison entre la possession d'un bien (ou le vol) et l'adultère. La possession d'un bien est une fraude, une faute, équivalente à l'adultère, car elle privilégie une préférence personnelle contre le bien de la communauté. Elle a pour sanction d'être retranché(e) de la communauté.

Le terme avaritia est donc utilisé de façon large. Son sens dépend des contextes.

Recours aux interprétations hiéronymiennes des noms hébreux dans l'exégèse de Saint Bernard, de Laurence Mellerin

Reprendre maintenant mes notes sur le colloque de patristique a quelque chose d'insensé: déchiffrer mes notes était déjà difficile à chaud, plus de deux mois après, cela tient de la réécriture fictionnelle.
Je vais essayer malgré tout, car c'est un grand plaisir de se replonger dans ce sujet.
Pour le reste, il faudra se reporter aux actes du colloque lorsqu'ils paraîtront.


Le recours aux interprétations hyéronimiennes était une pratique assimilée, intériorisée par les pères. Les interprétations avaient pour finalité le passage de la lettre à la spiritualité.

On relève chez Bernard (1090 - †1153) 280 lems de noms hébreux. 41% ne sont cités qu'une fois, 13% reviennent souvent. Soixante noms font l'objet d'une interprétation: il ne s'agit pas d'analyser l'étymologie, mais de saisir l'essence de l'être dans son interprétation. L'exégèse "sacramentelle" participe de la compréhension.
Deux tiers des interprétations se touvent chez Jérôme (340 - †420). Bernard ne cite jamais ses sources, il ne conteste jamais une interprétation, il est nourri de traditions. La liberté de Bernard s'exerce dans ses choix d'interprétation et dans les moments qu'il les utilise.

Exemple:
Le bien-aimé est présenté un bouquet de myrrhe entre les seins. Pour Jérôme, la myrrhe, qui est amère, représente l'amertume des tribulations, soit les souffrances du Christ. Pour Saint Benoît (c. 480 - †547), il s'agit des souffrances du Christ supportées pour le pardon des pêcheurs.
Puis l'interprétation glisse vers le Christ abreuvé sur la croix, en confondant myrrhe et vinaigre.

Les noms de lieu ont une signification par rapport au nom des personnes. Certains lieux sont liés à l'incarnation.
Egypte : ténèbres ;
Babylone : confusions des eaux et des langues ;
Syrie : rien noté ;
les eaux des fleuves étrangers : les Vices d'Israël.

La conversion est exprimée par le départ: on quitte un lieu pour un autre. Exemple: le voyage de Béthanie à Jérusalem (N.B.: cf. ledimanche des Rameaux. Les Juifs acclament Jésus comme Roi des Juifs lorsque celui-ci arrive à Jérusalem).

Il se dessine donc une géographie spirituelle.

Bernard pratique l'interprétation avant que Bonaventure (c. 1220 - †1274) n'en fixe les règles : il s'agit de faire partager un désir.

Des souvenirs, de Joseph Conrad

J'ai lu Joseph Conrad pour la première fois en 1995. Heart of Darkness faisait partie d'une liste des cinq livres devant illustrer les caractéristiques du genre "le roman d'aventure".[1]
Au fur à mesure que je le lisais, j'avais l'étrange impression de comprendre chaque phrase sans comprendre le dessein général, ce que j'attribuais, comme lors de la lecture de The turn of the screw, à ma connaissance insuffisante de l'anglais, tout en sachant que c'était faux: ce livre était délibérément écrit pour ne pas être compris "de face". Ce qui m'a sans doute le plus gênée, c'est l'écart entre ce que je lisais et ressentais et les commentaires lus et entendus ici et là. Pourquoi parlait-on de ce livre à voix basse avec des mines mystiques (ce qui aurait davantage convenu à Aguire ou la colère de Dieu, par exemple)? C'était pourtant un livre simple, les souvenirs d'un homme, sur un bateau amarré dans la nuit anglaise (et quelque chose du Horla dans cette nuit scintillante), l'armateur, la chaleur, l'Afrique, un fleuve, des sauvages, un homme malade et incompréhensible, le retour : pourquoi parler de cette œuvre de façon quasi religieuse, en baissant la voix avec une mine inspirée (ou en agitant les bras en criant "le Mal, le Mal", comme j'en connais un)? Je sentais là une distorsion de lecture que je n'osais mettre sur le tapis.


Des souvenirs m'aura décomplexée: j'ai maintenant la certitude que Conrad aurait ri qu'on parlât ainsi de son livre — mais dans son fors intérieur, extérieurement il serait resté d'une parfaite courtoisie.
Dans Des souvenirs, Conrad est censé écrire une autobiographie. Son fil conducteur est l'écriture de La Folie Almayer, les voyages du manuscrit toute la durée de l'écriture de La Folie. La structure très exactement calculée de ces souvenirs que l'on pourrait croire écrits au fil de la plume, par pures associations d'idées (mais la structure est aussi l'écriture par association d'idées), nous amène de Rouen à Marseille en passant par la Pologne et la Malaisie, sans jamais traverser l'Atlantique (détail étonnant: Conrad n'a jamais traversé l'Atlantique). Trois thèmes sont principalement évoqués: la famille de Conrad, sa vocation de marin, le dur métier d'écrivain (bien que jamais Conrad ne s'abaisserait à se plaindre ainsi: c'est moi qui résume). Il parle d'autre part de son attachement à la langue anglaise, mot faible puisqu'il évoque un coup de foudre, et cette évocation commence et clôt le livre, de façon théorique dans les premières pages, fort concrète dans la dernière.

L'œil et la mémoire de Conrad sont un véritable appareil photographique, photographies qu'il excelle à rendre sur le papier, en y mêlant aussitôt des réflexions et des songes. Que ce soit le chien mangé par l'oncle durant la retraite de Russie ou le poney d'Almayer, chaque anecdote est décrite, commentée, soupesée, pour elle-même et pour l'impression qu'elle a laissée chez l'auteur, et pour ses conséquences (Conrad serait-il devenu écrivain s'il n'avait pas rencontré Alamayer? Non, sans doute pas.)
L'écriture se caractérise par un humour profond, si profond qu'il ne produit que des effets de moirage à la surface, des envies de rires que l'on réprime et qui nous font, incrédules, relire la page; et par un esprit d'observation qui ne recherche pas l'objectivité, mais plutôt la justice: rendre à chacun ce qui lui revient. Comme il est impossible à un humain de savoir exactement ce qui revient à chacun, l'esprit le plus exact, le plus droit, comme semble être celui de Conrad (caractéristique sans doute encore augmentée par une vie de marin: le mot "responsabilité" et "irresponsabilité" apparaissent deux fois, fondamentaux) doit admettre une part de doute, d'indécidable, ce que Conrad appelle l'indulgence. Ces deux caractéristiques produisent un texte toujours ambigu; chaque phrase a plusieurs sens selon différents plans. Le texte est parcouru de courants souterrains: un rire feuilleté de gravité ou l'inverse, un grand moment de lecture.


Contexte de cet extrait: Conrad était en train d'évoquer les jours exténuants passés à écrire les derniers chapitres de Nostromo. Une voisine, fille de général, vint l'interrompre de façon fort impolie et sans s'excuser, et qualifia en toute inconscience ces journées de souffrance de moments «délicieux» (et Conrad rend hommage à l'école de la marine anglaise qui lui permit de faire face à cette intrusion violente avec une politesse imperturbable). Les pages continuent alors par un hommage à Stephen Crane, puis par l'évocation du chien offert par Stephen Crane au fils aîné de Conrad:

Mais le chien est là : un vieux chien maintenant. [...]. Quand il est couché près du feu, la tête droite et le regard fixé vers les ombres de la pièce, il atteint à une noblesse d'attitude frappante dans la calme conscience d'une vie sans tache. Il a contribué à élever un bébé et maintenant, après avoir vu partir pour l'école l'enfant commis à sa charge, il en élève un autre avec le même dévouement consciencieux, mais avec une plus grande gravité d'allure, indice d'une plus grande sagesse et d'une plus mûre expérience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu'au cérémonial du berceau du soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit être à deux jambes que tu as adopté, et dans l'exercice de tes fonctions toute la maisonnée te traite avec tous les égards possibles, avec une infinie considération — aussi bien que lorqu'il s'agit de moi, seulement tu le mérites davantage. La fille du général te dirait que ce doit être «tout à fait délicieux».
Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t'a jamais entendu hurler de douleur (c'est cette pauvre oreille gauche!) tandis qu'au prix d'une incroyable contrainte tu conserves une immobilité rigide de peur de renverser la petite créature à deux jambes. Elle n'a jamais vu ton sourire résigné lorsque ce même petit être à qui l'on demande sévèrement: «Qu'est-ce que tu fais encore à ce pauvre chien?» répond avec un grand et innocent regard: «Rien. Je l'aime seulement, Maman chérie!»
La fille du général ignore les conditions secrètes des tâches qu'on s'impose à soi-même, mon bon chien, la souffrance que renferme la récompense même d'une ferme contrainte. Mais nous avons vécu ensemble bien des années, nous avons vieilli aussi; et , quoique notre tâche ne soit pas encore terminée, nous pouvons nous permettre de temps à autre de rêver un peu au coin du feu, de méditer sur l'art d'élever les enfants et sur le parfait délice d'écrire des romans, où tant de vies s'agitent aux dépens d'une vie qui, imperceptiblement, s'épuise.

Joseph Conrad, Des souvenirs, p.198, édition Sillage

Notes

[1] Les quatre autres: Treasure Islan de Stevenson, King Solomon's Mines de H. R. Haggard (à mon grand plaisir, puisque c'est l'auteur préféré de Wield dans la série des Pascoe et Dalziel de Reginald Hill), The Man Who Would Be King de Kipling et The Lost World de Conan Doyle.

Bibiographie extensive recueillie à Cerisy

Dans l'ordre d'apparition dans mes notes, reclassés par catégorie.
Cette bibliographie est à la fois moins que complète et plus que complète : quand mes notes étaient floues (titre, auteur), j'ai essayé de préciser les références par des recherches sur internet, si je n'ai rien trouvé, je n'ai pas repris l'article ou l'ouvrage que j'avais noté sur mon cahier; à l'inverse, certains titres proviennent de discussion hors communication.
Il manque les catalogues d'exposition et les livres d'art laissés à notre disposition par Bernardo Schiavetta pour feuilletage. J'ai manqué d'à-propos.


Théorie

- Jean-Louis Shefer, Scénographie d'un tableau.
- Jean Petitot, "Saint-Georges : Remarques sur l'Espace Pictural" in Sémiotique de l'Espace.
- Aristote, Métaphysique.
- Luigi Pareyson, Esthétique. Théorie de la formativité (sans doute le livre le plus important de la communication de Jacinto Lageira).
- Gilbert Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information.
- Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille (L'informe selon Georges Bataille sera toujours cité comme n'étant pas ce dont on parle ici.)
- Paul Valéry, «Degas Danse Dessin».
- Saint Augustin, Les Confessions.
- Georges Bataille, «Dictionnaire critique», article «informe» in Documents.
- Atlas de littérature potentielle.
- La littérature potentielle.
- Marcel Bénabou, «La Règle et la contrainte» in Pratiques.
- Jacques Roubaud, «L'Auteur oulipien» in L'Auteur et le manuscrit.
- Friedrich Schlegel, cité dans L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand.
- Georges Perec, «A propos de la description», dans Espace et représentation. Actes du colloque d'Albi.
- Roland Eluerd, La pragmatique linguistique.
- Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais.
- Gilles Philippe et coll., Flaubert savait-il écrire ? : une querelle grammaticale (1919-1921) (trouvé dans une liste en fin d'un volume de la même collection).
- Roland Barthes, " Littérature et discontinu " in Essais critiques.
- Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art.
- Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel.
- Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman.
- Roland Barthes, La chambre claire.
- Jean-Claude Pinson, Habiter en poète.
- Jean Baudrillard, L'autre par lui-même (un article sur l'anagramme? A vérifier).
- Benjamin S. Johnson, "Asimetrias. Una entrevista con César Aira".
- "La nouvelle écriture" - à propos de César Aira.
- Georges Bataille, Œuvres complètes I.
- Mariano Garcia, ''Degeneraciones textuales: Los generos en la obra de César Aira.
- Laurent Jenny, "L'automatisme comme mythe rhétorique." in Une pelle au vent dans les sables du rêve.
- Ruth Lorand, Aesthetic Order.
- Jean-François Lyotard, L'inhumain, causerie sur le temps.
- Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers.
- Jean-Pierre Bobillot, Trois essais sur la poésie littérale.
- Philippe Forest, Histoire de Tel Quel.
- Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?.
- Gérard Genette, Esthétique et poétique.
- Paul Guillaume, La psychologie de la forme.
- Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo.
- Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle.
- Robert Greer Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : Un Coup de dés, traduit par René Arnaud, Les Lettres, 1951.
- Jean-Nicolas Illouz, L'offrande lyrique ou L'éloge lyrique.
- Isidore Isou, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique.
- Isidore Isou, Traité de bave et d'éternité.
- Paul de Man, The Epistemology of Metaphor, in Critical Inquiry, Vol. 5, No. 1, Special Issue on Metaphor (Autumn, 1978), published by The University of Chicago Press.
- Francis Ponge, Pour un Malherbe.
- Gaston Bachelard, L'air et les songes.
- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie.
- Miguel de Unanumo, Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança.
- Aristote, Mimésis


Prose

- Georges Perec, Je suis né.
- Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance.
- Jacques Roubaud, Le Grand Incendie de Londres. Récit, avec incises et bifurcations.
- Paul Fournel, Besoin de vélo.
- Paul Fournel, Les Athlètes dans leur tête.
- Edouard Levé, Suicide.
- Jacques Jouet, La République de Mek-Ouyes.
- Honoré de Balzac, Eugénie Grandet.
- Jean-Paul Sartre, La Nausée.
- Virginia Woolf, The Waves.
- Georges Perec, Un homme qui dort.
- Peter Handke, L'angoisse du gardien de but au moment du penalty.
- Renaud Camus, Rannoch Moor.
- Renaud Camus, Les Demeures de l'esprit.
- Maurice Roche, Je ne vais pas bien, mais il faut que j'y aille.
- Maurice Roche, Compact (en couleur aux éditions Tristram).
- William Faulkner, The sound and the Fury.
- Robert Musil, L'homme sans qualité.
- Michel Butor, Mobile.
- Harry Mathews, Conversions (conseillé par Christophe Reig, si on ne doit lire qu'un seul Harry Mathews).
- César Aira, Le Manège (conseillé par Chris Andrews, si on ne doit lire qu'un seul César Aira).
- César Aira, Les nuit de Flores.
- François Dufrêne, Le Tombeau de Pierre Larousse.
- Georges Perec, La Vie mode d'emploi.
- Marcel Bénabou, Un aphorisme peut en cacher un autre, BO n° 13, 1980.
- Jacques Jouet, Anet et l'Etna.
- Julien Gracq, La forme d'une ville.
- Jacques Jouet, Navet, linge, Oeil-de-vieux.
- Jacques Jouet, Trois pontes.
- Italo Calvino, Le Baron perché.
- Jacques Jouet, L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière.
- Jean-Marie Gleize, Film à venir.
- Jean-Marie Gleize, Léman.
- Jean-Marie Gleize, Les chiens noirs de la prose.
- Edouard Levé, Autoportrait.
- Miguel de Cervantes, Don Quichotte de la Manche.
- Martianus Capella, Les noces de Philologie et de Mercure.
- Aulu-Gelle, Les Nuits attiques.
- Robert Coover, Noir.
- Antoine Volodine.
- Leonardo Padura Fuente (polars à La Havane. intercours).
- Jean-Bernard Pouy, Le jour de l'urubu (intercours. Roland Brasseur m'a donné trente-six raisons d'assassiner son prochain).
- Peter Carey, La véritable histoire du gang Kelly (intercours. J'ai demandé à Chris Andrews de me conseiller un auteur australien).


Poésie

- Georges Perec, Quinze variations discrètes sur un poèmes connus (variations sur "Gaspard Hauser chante", de Verlaine).
- Jacques Jouet, Poèmes de métro.
- Jacques Jouet, Poèmes du jour.
- Timothy Steele, The Color Wheel.
- Rebel Angels: 25 Poets of the new formalism.
- Ron Silliman, Albany Blue Carbon.
- Jackson Mac Low, Thing of Beauty: New and Selected Works.
- Christian Bök, Eunoia.
- "Language" Poetries: An anthology, dir. Douglas Messerli.
- Michelle Grangaud, Gestes.
- Michelle Grangaud, Memento-fragments.
- Michelle Grangaud, Stations.
- Michelle Grangaud, Jacques Jouet, Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Poitiers.
- Georges Perec, Les Ulcérations.
- Raymond Roussel, Nouvelles impressions d'Afrique (postface de Jacques Sivan aux éditions Al Dante. édition en couleur selon le vœu de Raymond Roussel. «Il ne faut pas couper les pages» assène Hermès Salceda sans que rien n'étaie ses dires. (Je l'ai interrogé sur ce point: il persiste)).
- Dominique Fourcade, Xbo.
- Ian Monk, Plouktown.
- Ivan Ch'Vavar, Höderlin au Mirador.
- Ivan Ch'Vavar, Post-poèmes.
- Jacques Jouet, Fins.
- Dante, Le Paradis.
- Bob Perelman, The Future of Memory d'après le film The Mandchurian candidate.
- Charles Bernstein, Girly Man.
- Charles Bernstein, Islets/Irritations.


Livres d'art et de photos

malheureusement très incomplet
- L'informe, mode d'emploi. Catalogue de l'exposition au centre Pompidou.
- Donald Kuspit, California New Old Masters.
- Denis Roche, Forestière amazonide.
- Denis Roche, Ellipse et laps.
- Denis Roche, Photolalies.
- Thibault Cuisset, La Rue de Paris.
- François Maspero, Les Passagers du Roissy-Express.
- Sophie Calle, Suite vénitienne.
- Edouard Levé, Amérique.
- Edouard Levé, Reconstitutions.
- Edouard Levé, Angoisse.
- Edouard Levé, Fictions.

La mort de Tony Duvert

Jeudi. Le journal traîne sur la table du petit déjeuner. La première page m'apprend la mort de Tony Duvert.

Tony Duvert a été retrouvé mort à son domicile de Thoré-la-Rochette. Le mercredi 20 août au matin, un voisin remarque que la boîte aux lettres déborde. Dans ce village de 880 habitants, presque personne ne connaît Tony Duvert, mais il est réputé solitaire.
Sédentaire, son absence surprend son voisin. Il prévient le maire, qui alerte immédiatement la gendarmerie de Vendôme. Arrivés sur place, les gendarmes n'ont pas de réponse et font appel aux pompiers pour forcer une fenêtre et entrer dans le domicile. Ils y trouvent le corps de Tony Duvert, décédé (selon eux) depuis au moins un mois. [...]

La Nouvelle République, 21 août 2008

La forme et l'informe dans la création moderne et contemporaine

Avertissement : dans la mesure où les actes du colloque devraient être publiés début 2009, ce qui suit est volontairement décalé. Il ne s'agit pas du compte-rendu des communications; je note ici les phrases qui m'ont marquée ou amusée, et la façon particulière dont la réflexion se poursuivait toujours, même lorsqu'elle dérapait entre les cours ou dans les questions en fin de communication.


«Le forme et l'informe dans la création moderne et contemporaine»: c'était donc le titre officiel du colloque que je suivais. Dans le même temps se tenait un colloque sur l'Amérique latine, ce qui m'a donné l'occasion aux repas de croiser quelques hispanophones (pas de lusophone à l'horizon (j'ai posé la question)).

Les intervenants ont diversement joué le jeu. Certains ont problématisé le sujet, cherchant à définir l'informe — et la voix de Jacinto Lageira s'élevait alors au moment des questions: «Je ne suis pas d'accord. Si vous pouvez en parler, c'est que cela a déjà une forme».


C'était presque devenu un gag, avec une autre question : «Qu'est-ce que l'illisible?» La question laissait sans voix, on tâchait d'y répondre en buvant un café au soleil entre deux "communications", les extrêmistes soutenant que dès qu'il y avait lettres il y avait lecture et lisibillité, les pragmatiques postulant qu'un livre "qui tombe des mains" (que ce soit par ennui ou difficulté) est illisible.

Une réponse possible émergea dans les remarques et les questions suite à la communication Donata Meneghelli («La tension entre la forme et l'informe dans le roman entre 1900 et 1970»: il y aurait deux illisibles: celui de l'éclatement des formes (construction de l'informe) et l'écriture automatique (non-construit).
Cependant, Jean-Jacques Thomas fit remarquer que cette différence n'était valable que du point de vue de la production: pour le lecteur, "l'accessibilité" des textes était la même.
Mais traduire l'écriture automatique ou La Disparition n'est pas le même travail, a ajouté Hermes Salceda (NB: traducteur de Perec et de Roussel en espagnol).

(La question du sens, de notre besoin de sens, a dans l'ensemble été soigneusement évitée (ou non? Etait-elle résolue et dépassée pour eux tous, et n'était-ce que ma naïveté qui me faisait m'attacher à ce niveau si prosaïque? Seul Hermes fit remarquer une fois qu'en tant que traducteur il avait besoin de "dénotation": ce qu'il traduisait, c'était la dénotation. Cela m'a rassurée: à entendre certains se demander pourquoi on avait peur de descendre en dessous de la lettre (il y a le démantellement de la syntaxe (la phrase), de la morphologie (le mot), pourquoi ne va-t-on pas plus loin, au-delà de la lettre? (je pense aujourd'hui que cela faisait référence à la poésie sonore que je ne connaissais pas encore (on en était au premier ou deuxième jour du colloque), je ne me souviens plus qui a posé cette question (car en sachant qui, je saurais aujourd'hui deviner ce qu'il y avait derrière, ce qui n'était pas le cas en début de semaine))), je me demandais vraiment où j'étais tombée, et commençais à me poser de sérieuses questions sur ma capacité à suivre les communications à venir).)

Quand ai-je pris mon petit déjeuner avec Jean-Pierre Bobillot? Lundi, à priori, après un dîner où il avait raconté des anecdotes sur Bernard Heidsieck (dont je n'avais bien sûr jamais entendu parler) («Il y a trois poètes au XXe siècle: Rimbaud, Apollinaire, Heidsieck[1]»). Petit déjeuner donc, en face d'un homme passionné et passionnant, dénonçant la main mise des éditions Gallimard sur la poésie («Chaque année je sacrifie un Apollinaire de Gallimard poésie. Je l'effeuille devant les élèves, je leur démontre la bêtise de cette édition de Calligraphies en livre de poche. C'est que ça représente du pognon, tout ça.» (non-sic, mais c'est le principe. La poésie est un domaine éminemment politique, ai-je conclu de ces quelques jours, un lieu de révolte souterraine, de lutte idéologique ininterrompue)), qui me décrit le slam (il est plutôt contre (trop conventionnel pour lui, ça ne va pas assez loin), mais s'enthousiasme pour certain(e) jeunes poètes (Jean-Pierre Bobillot est un homme d'enthousiasme. Même si l'on n'est pas convaincu par la poésie sonore, on est convaincu par Jean-Pierre Bobillot)), et me donne la référence d'un manuel de linguistique quand je lui décris mon désarroi en ce domaine (trop d'écoles, trop de courants).


Donc, disais-je quelques paragraphes plus haut, certains ont joué le jeu et ont tenté de problématiser le sujet; d'autres s'y sont essayé plus mollement et ont surtout présenté "leur" auteur — car la plupart avait "leur" auteur ou leur artiste (voire "plasticien"), que ce soit d'un moment ou d'une vie.

Un soir à dîner (lundi soir?) j'évoquais "le fond et la forme", sujet de l'agrégation de philosophie il y a quelques années (2001?). Est-ce Jean-Pierre Bobillot qui trouva cela stupide?
Ce vocabulaire présuppose qu'il y aurait donc une soupe initiale, dans laquelle on puiserait pour obtenir des formes... (théorie de la genèse ou du clinamen).
En réalité, cette théorie n'a jamais été évoquée par les conférenciers, en fait, elle devait paraître suffisamment stupide ou hors-sujet pour qu'on n'en parlât jamais.
(Quelques lectures plus tard, je me rends compte que la problématique du colloque était davantage "forme et contenu" (dans la lignée de Foucault, Kristeva, Ricardou) que "forme et fond").

Lors de la première prise de parole de la première matinée, Bernardo Schiavetta fit remarquer que la condition de la forme était l'œuvre close. Curieusement, cette hypothèse ne fut jamais reprise ou étudiée plus tard. D'autre part, il fit remarquer qu'un tas de charbon avait une forme informe, mais que si l'on alignait suffisamment de tas de charbon on obtenait une forme: la répétition créait la forme. (Il reprenait ainsi une observation du "Que sais-je" sur Le structuralisme que j'étais en train de lire. Là aussi, ce mot de structuralisme ne fut jamais prononcé: hors sujet ou désuet?)

Dès la première communication, Jacinto Lagueira a parlé de "prise de forme", avec une formativité intentionnelle: dans l'art contemporain, il y a signe ou geste, le récepteur doit l'accepter et adopter une attitude esthétique (auteur de référence: Luigi Pareyson). Il doit toujours y avoir signe, même pour signaler qu'il n'y a rien (comme cette invitation à une galerie vide (Yves Klein) ou à une galerie fermée (Robert Barry), ou cette plaque en Allemagne signalant une tige d'un kilomètre enfoncée dans le sol): la formativité intentionnelle a besoin d'un support matériel. Jacinto Lageira terminera sur les dernières recherches en art plastique, bio-art (lapin fluorescent) ou land art, me laissant quelque peu perplexe. Il soulignera notre besoin d'une grammaire des formes.

Christelle Reggiani citera Saint Augustin pour qui l'informe est une transition entre deux formes, deux "états de forme". La forme comme transition sera la définition la plus communément retenue durant cette semaine.

Je fixai mon esprit sur les corps eux-mêmes, j'examinai plus profondément cette mutabilité par laquelle ils cessent d'être ce qu'ils ont été et commencent à être ce qu'ils n'étaient pas. Je me mis à soupçonner que cette évolution d'une forme à une autre se faisait par l'intermédiaire d'une chose informe, et non du non-être absolu.
Saint Augustin, Les Confessions, traduction de Joseph Trabucco, GF Flammarion 1964, p.285 (XII, 6)

C'est avec Christelle que je compris soudain que j'étais tombée sur un nid d'oulipiens (j'aurais pu m'en douter, ce n'était pas très malin de ma part (à ma décharge je venais via Camus via Sjef Houppermans, et l'Oulipo n'est pas une référence camusienne (curieusement, d'ailleurs, au vu de ce que j'ai entendu durant une semaine. Sjef à qui j'en parlai (au petit déjeuner) évoqua le thème de l'élégance — non-oulipien —, ce qui me fit songer qu'il existe sans doute des contraintes informelles))), de perecquiens (ils dessinent entre eux des frontières subtiles) et de roubaldiens.
Je bénis le ciel d'avoir un jour acheté les deux tomes de L'Atlas de littérature potentielle chez Jeannette, et plus encore de les avoir lus, je ne sais plus pourquoi (pour me démonter que la littérature à contraintes pouvait être intéressante? Ou au contraire qu'elle était décidément ennuyeuse?).

L'intervention de Christelle Reggiani parcourait les métaphores "biologiques" très nombreuses chez les oulipiens: le besoin/la nostalgie d'une vie jaillissante au-delà de la contrainte mathématique?
C. Reggiani parlera des contraintes d'espace (parcours imposé dans la ville selon des contraintes variées) mises en place par Georges Perec (j'apprends à cette occasion qu'il écrivait pour Télérama): étaient-ce des contraintes oulipiennes? Cela permettra à Marc Lapprand de rebondir sur Jacques Jouet (faisant à cette occasion rire tout le monde. Je devais comprendre pourquoi les jours suivants: Marc rebondit toujours sur Jacques Jouet) et ses Poèmes de métro, Poèmes du jour et La République de Mek-Ouyes, qui s'appuient sur des contraintes temporelles: pour les oulipiens, ce n'est pas une contrainte oulipienne.


Les interventions seront reprises dans les actes du colloque. En revanche, les questions ne le seront sans doute pas. Il me suffit de relire mes notes pour entendre certaines questions ou certaines remarques, parfois éloignées du cœur du sujet.
Suite à l'intervention de Jany Beretti-Follet, la discussion dévie sur le centon dans Un homme qui dort (Serait-ce un gigantesque centon?, s'interroge Roland Brasseur [2]). Les statues de Giacometti évoquent des bébés à Peter Consenstein (tandis que j'aurais plutôt parlé de rétrécissement de vieillards), Jan Baetens (est-ce lui? ou Alain Chevrier?) expose sa conviction qu'à partir d'un certain moment, la sculpture n'a plus eu pour but d'être vue, mais photographiée (Raphaël Pirenne projetait à l'écran les statues minuscules sur socle immense photographiées par Brassaï, dans une mise en scène de ruine ou de carrière).

L'intervention de Donata Meneghelli reviendra sur la temporalité en littérature (à partir du Bruit et la Fureur), traçant une ligne de Crusoë qui construit un calendrier à Quentin qui détruit sa montre. Elle fera remarquer l'utilisation de la typographie à la fois pour détruire la page (dixit Roland Barthes dans un essai sur Mobile de Butor) et pour donner des points de repères: l'informe peut naître du formel.
C'est lors des questions qu'interviendra la notion d'illisible, de lisible/compréhensible à lisible/visible (typographie). Et je note sur mon cahier ma surprise: j'étais habituée à l'opposition sens/son, c'est la première fois que je rencontre celle sens/vue (quoique... la fin des Aventures de Gordon Pym, n'est-ce pas justement cela?)

Christophe Reig et Harry Mathews (Goethe: la couleur est dans l'objet vs Newton: la couleur est dans le voyant), Sjef Houppermans et Renaud Camus («la forme, c'est l'autre», la forme comme lutte désespérée: ici, fera remarquer Jan Baetens, ce serait la forme qui serait transition entre deux états informes. La photographie serait une façon d'immobiliser le langage en perpétuelle glissement), Peter Consenstein et les anagrammes de Michelle Grangaud, Hermes Salceda et Raymond Roussel (il nous présente un graphe des ouvertures de parenthèses et renvois de notes dans Nouvelles impressions d'Afrique, faisant remarquer que cet appareil est si important qu'on en oublierait de lire le texte premier : l'excès de forme comme diversion), Laurent Fourcaut et Dominique Fourcade (j'ai cru comprendre qu'on approchait de l'indicible).

A partir d'une analyse de la grille — et je ne peux plus voir une carte postale compartimentée en neuf cases pour montrer neuf monuments parisiens sans penser à Mireille, Mireille Ribière esquissera une nouvelle direction: la grille (c'est-à-dire soit une seule image vue à travers un carroyage, soit différentes images remplissant chaque carré d'une grille) fige la vue, elle produit une inertie qui serait l'informe de la grille. Dès lors, par retournement, la forme naîtrait du mouvement.

Les interventions successives de Mireille Ribière et Sjef Houppermans ont donné lieu à une inversion de clichés (à plus d'un titre) qui ont fait pouffer dans la salle. En effet, Mireille a commencé sa communication en nous montrant la grille de Dürer, technique de projection et de reproduction. Alain Chevrier a soupçonné la censure: la gravure en son entier montre une femme nue derrière la grille, Mireille était-elle prude? Non, s'était-elle défendue, elle voulait simplement éviter de déconcentrer l'auditoire.
Plus tard, au cours de sa communication, Sjef Houppermans projeta l'une des photos de Passage: un homme nu, de face, bras croisés (qui nous a dit plus tard qu'il s'agissait sans doute d'un célèbre acteur porno? Christophe Reig ou Hermes Salceda?) La photo resta longuement à l'écran, à notre grand amusement vu l'intervention chevrienne précédente. (Un côté arroseur arrosé. Bon, ce n'est pas très sérieux, d'accord: c'est cela aussi, l'informe).

Alison James a dressé un panorama de la poésie contemporaine aux Etats-Unis. Malheureusement elle prononçait parfaitement les noms et pour cause, ce qui fait que je ne les comprenais pas. Heureusement, elle a distribué quelques feuilles qui me permettent d'alimenter la bibliographie. Globalement, les situations américaine et française seraient inversées: en France des thèmes anciens dans des formes nouvelles («personne n'oserait écrire comme Paul Valéry»), aux Etats-Unis des thèmes nouveaux dans des formes anciennes. (C'est alors que Jean-Pierre Bobillot a protesté que tout cela manquait d'audace, qu'on ne descendait pas au-dessous du mot. Je suis restée perplexe. (J'ai eu le temps de m'habituer plus tard)).
Le new formalism américain serait l'équivalent (peut-être) du nouveau lyrisme en France. Bernardo Schiavetta évoque dans le domaine de la peinture ce que Kuspit appelle les "new old masters": des peintres qui peignent des sujets contemporains («des surfers, des filles qui ont mangé beaucoup de yaourts» (sic)) à la manière de Poussin.
A l'occasion d'une question de Mireille Ribière, Alison James précise que ce mouvement des new formalists refusant d'être une école, il faut parler de théorie et non de manifeste (un manifeste possède une volonté revendicative).

L'intervention de Peter Consenstein sur Michelle Grangaud sera l'occasion d'une réflexion sur l'anagramme, avec un florilège de points de vue. L'anagramme est devenu particulièrement centre d'intérêt depuis que Starobinski a commenté les travaux de Saussure dans Les Mots sous les mots. Dans l'Antiquité, c'étaient de petites pièces souvent lyriques. Starobinski pense que les lois qui les dominent sont inconscientes : ce n'est pas l'auteur qui est à l'origine de la création de l'anagramme mais le mot. Consenstein cite Jan Baetens (qui a rédigé l'article dans le dictionnaire international des formes littéraires (DITL)), Jean-Jacques Thomas («Nous croyons que c'est le sujet symbolique qui constitue l'écrivant et non le contraire» (attention, cette citation est deux fois approximative: une première fois parce que je ne sais pas si Peter Consenstein citait exactement Thomas, une deuxième fois parce qu'il s'agit de mes notes) et Baudrillard, qui croit que l'anagramme remet en cause les lois classiques du langage[3].
Il y a donc deux conceptions de l'anagramme, celle de Saussure et celle de Baudrillard, l'une comme système cognitif, l'autre comme échange symbolique. C'est ainsi que selon le très jargonnant Habiter en poète de Pinson, on distingue deux branches dans la poésie française, les poètes logolâtres et les les poètes lyriques.

Les débats qui suivirent précisèrent la position de chacun sur des points variés parfois étonnants dans le contexte. A une question d'Alison James sur les rapport de la non-intentionalité et de la forme, il fut répondu que c'était la forme qui permettait de se laisser aller, un peu comme le sport permet de jouer dans les règles.
L'anagramme est-il davantage une technique ou une contrainte? L'anagramme est une très vieille technique qui n'a rien d'oulipien (Marc Lapprand précise que l'oulipien fabrique son outil avant de l'utiliser.)
Mireille Ribière évoqua deux hypothèses opposées, celle de Ricardou, convaincu que le refoulé se dissimule derrière le travail textuel et celle de Perec, pour qui la contrainte littéraire libère. Le mot "refoulé" fit bondir Bernardo Schiavetta tel un diable hors de sa boîte : «Le refoulé est une fiction!», et de dénigrer Freud; à quoi Roland Brasseur devait répondre quelques minutes plus tard (le temps d'autres questions sur d'autres sujets): «Si Freud est une fiction, tu [Bernardo Schiavetta] pourrais au moins la prendre pour une fiction intéressante!» Et d'ajouter que pour Magné (citant quelqu'un d'autre, mais qui?), tout travail sur la lettre est un travail sur le sexe [4]. Bernardo Schiavetta et Mireille Ribière tomberont d'accord sur un point: pendant qu'on se focalise sur la contrainte apparaît ce qu'on ne voulait pas montrer. Laurent Fourcaut ajouta que l'anagramme permettait à l'inconscient de jouer sa parti, il permet de régresser vers l'informe (dans un sens positif) tandis que Sjef Houppermans résumait: «L'anagramme, c'est le désir».
C'est alors qu'Elisabeth Chamontin conclut terriblement: — Et vous savez quel est l'anagramme de "désir"? — ?? — C'est "rides"!

Le sujet de la communication de Christ Andrews était l'auteur argentin César Aira, ce qui permit aux participants des deux colloques de se réunir dans la bibliothèque (et nous fit déroger à la sacro-sainte sieste). Le principe d'écriture d'Aira est simple et donne un résultat compliqué. Aira écrit une page par jour, sans réécriture, puis invente des explications rétrospectives pour lier les pages entre elles, ce qui donne des romans de plus en plus compliqués, souvent fantastiques. On assiste à des virages transgénériques non signalés syntaxiquement ou typographiquement, virages perceptibles du fait de notre connaissance des genres, de notre attente dès que nous reconnaissons un genre. Chist Andrews parlera de "désordre", concept défini par Ruth Lorand comme "une même homogénéité de probabilité pour tout événement de surgir". Les exemples donnés sont très drôles. Joëlle Molina parlera du "plaisir des rétablissements périlleux".

Puis nous montâmes dans la bibliothèque, puisque Hermes Salceda avait besoin d'un écran pour projeter un graphique des notes et parenthèses de Nouvelles impressions d'Afrique. Cette dernière œuvre a un ton différent des autres, plus angoissé. Les définitions (est-ce le mot?) se font compliquées, difficiles à saisir. La variabilité des signes vise à atteindre le fond du langage. La communication sera suivie d'un débat animé, puéril et jouissif, sur les sens possibles de [il ne faut pas confondre] «la boule aquatique et nue / D'un dentaire effrayant recoin, pour l'abreuvoir / D'un serin sobre», certains défendant que le serin est un grand escogriffe un peu benêt (un cave?), d'autres que c'est un oiseau. Nous criions de plus en plus fort pour avoir gain de cause et asséner nos convictions, je songeais au sapeur Camembert. (Plus tard, au cours d'un repas, quelqu'un donna la référence d'un autre texte de Roussel qui expliquait «la boule aquatique», malheureusement je ne l'ai pas retenue[5]).

L'intervention de Laurent Fourcaut sur Xbo de Dominique Fourcade me laissa perplexe. D'une part, je suis malgré tout attachée au sens, ou au moins au prononçable. La désarticulation des mots au niveau des lettres pour produire de l'imprononçable me laisse froide (à moins d'en faire une contrainte telles qu'on puisse réinjecter différentes voyelles, comme en hébreu? Serait-ce possible avec le français?). D'autre part, plus l'exposé de Fourcaut avançait, plus je me sentais gênée, n'était-il pas en train de nous dire que ce que cherchait à écrire Fourcade (donc à faire lire, à donner à entendre), c'était un cri de jouissance féminine? (Ce n'était pas si clair, ventre, femme, cri, accouchement ou accouplement? ou les deux justement?) Il me semblait que l'air se chargeait d'érotisme dans la pénombre de la bibliothèque. J'étais en train de me dire que les questions allaient être embarrassées/embarrassantes, mais il ne se produisit rien de tel, les questions partirent dans des directions différentes, très classiques (dont la remarque de Peter Consenstein sur la non-pagination des pages: je n'ai pas compris quelles étaient les implications de cette observation).
Je suis restée interloquée et mal à l'aise: avais-je rêvé, n'était-ce que mes fantasmes qui avaient pris corps entendant cette communication?

(Au dîner, j'en parlai à Jany Beretti-Follet qui me regarda comme si j'avais perdu la tête, accentuant mon impression d'avoir rêvé, puis à d'autres au cours de la soirée, dont Peter Consenstein qui me demanda pourquoi je n'avais pas profité des questions pour poser franchement le problème. «— Parce que j'étais gênée, et puis j'avais peur de dire une bêtise. — C'est lâche. Aux Etat-Unis, jamais une universitaire ne se serait tue, et on l'aurait écoutée.»
Oui, peut-être, mais justement, je ne suis pas universitaire, et de toute façon, je n'évoque pas l'orgasme en public. C'est le genre de chose que je réserve à la sphère privée. Suis-je très coincée ou très française?)

Avec le recul, je me rends compte que l'intervention de Laurent Fourcaut était la transition adéquate vers celle de Jean-Pierre Bobillot: poésie sonore, poésie qui se rapproche du bruit, du cri, de l'informulé, qui fait mettre les tripes sur la table, qui oblige à laisser advenir les sensations et à ne pas avoir peur du corps, qui interdit à la tête de mettre l'écran de la raison entre les sensations et les sentiments.

La communication d'Alain Chevrier fut l'occasion d'apprendre du vocabulaire. Le vers isoverbal est un vers dont la contrainte est un nombre de mots, et non un nombre de pieds, ce qui fait qu'elle ne s'entend pas (et même ne se "voit" pas). A. Chevrier préfère le mot d'isoverbal à arythmonime proposé par J-P. Bobillot, ce qui donnera plus tard l'occasion à Jean-Pierre d'expliquer qu'arithmonime est dérivé à la fois arithmos, le nombre (et sur mon cahier je fis disparaître le i grec) mais aussi de a-rythmos, qui traduit l'absence de rythme et l'obligation de compter.
Chevrier nous présenta deux poètes, Ivan Ch'Vavar et Ian Monk. Ivan Ch'vavar (picard, écrivant en picard et traduisant le picard ("ch'vavar" signifie crabe en picard)) écrit principalement des vers justifiés (c'est-à-dire possédant chacun le même nombre de signes typographiques) (et Alain Chevrier citera également, dans les "poètes du nord" utilisant cette contrainte, Lucien Suel)) ou des vers isoverbaux. Les Post-poèmes sont des centons en vers de sept mots. Ch'Vavar écrit sous cent onze hétéronymes dont la liste a été donnée dans un numéro de la revue Plein Chant.
Ian Monk appartient à l'oulipo. Il travaille selon un modèle fractal, la même structure se répétant dans les formes des plus petites au plus grandes. Il a écrit ainsi, par exemple, des poèmes de neuf strophes de n vers de n mots de n lettres, n allant de 1 à 9. Il a inventé des formes à répétition, comme la "monkine".

(Et pendant ce temps, je réalisais que la littérature (au sens très large, y compris la poésie), avait continué d'avancer sans que je m'en aperçoive. Tandis que je m'étais arrêtée au XIXe siècle (l'essentiel de ma formation lycéenne), ne faisant que quelques incursions dans le Nouveau Roman (plus vieux que moi malgré tout), des gens continuaient aujourd'hui, en ce moment même, à triturer la langue et à essayer de voir se qu'on pouvait décomposer-recomposer avec ce puzzle. Et je m'apercevais avec ravissement que c'était exactement ce que j'étais venue — sans le savoir — chercher ici : la preuve que la littérature n'était pas morte, qu'elle bougeait encore (tout cela non sans songer à mes naïvetés devant certaines expériences camusiennes s'inscrivant, je m'en apercevais maintenant, dans d'autres filiations que celle du Nouveau Roman.))

La communication suivante fut pour moi une heure de cours sur la poésie sonore: de 1916 à 2008, un siècle qui m'avait échappé (il me faut bien reconnaître que j'ai été très paresseuse: il y avait apparemment de multiples passerelles, notamment à partir du cinéma et peut-être de la peinture (sans compter aujourd'hui les blogs (dont Poezibao) et les sites) permettant l'accès à ces poètes. Si je m'étais un peu plus remuée, j'aurais pu avoir une idée de la création contemporaine.).
Bobillot commença par mettre en marche un métronome (vitesse: 82) pour nous lire un arithmogramme de 17 vers 17 lettres, en marquant imperceptiblement les fins de vers.
J'ai la feuille devant les yeux, mais je ne sais plus quel est l'auteur de ce poème, ni son titre. C'est peut-être François Dufrêne (disciple d'Isidore Isou, plus tard sorti du lettrisme). Le poème commence ainsi:

or ce désert de p
ierres vives écla
ts de tel Songe m

J'ai noté qu'il était dédié à Rémy de Gourmont, à cause de la préface que Huysmans avait fait au Latin mystique (d'où la référence au Christ d'Issenheim). C'est un poème "visuellement" carré (et J-P Bobillot de faire remarquer que ce qui change le nombre de lignes d'un texte en prose, c'est la taille du papier, tandis que ce nombre est fixe en vers).

La notion de forme sous-entend qu'il y aurait quelque chose de préalable dont on sortirait pour donner une forme. La forme permet à la fois de ranger dans une catégorie et de qualifier un mode d'apparition (si un poème apparaît sous une forme non répertoriée, il a une forme, mais il paraîtra informe).
Le mot informe n'est pas informe, le mot borborygme n'est pas un borborygme, le mot chien ne mord pas: l'informe ne peut être dénoté. (Cela aurait sans doute plu à Jacinto Lageira, mais il était parti.) Le langage permet d'échapper à la prolifération insensé du monde sensible, et des émotions, d'échapper au Soi-ça (sensoriel).
Rimbaud disait qu'il fallait «trouver une langue»: le travail du poète est de rendre la forme s'il y a forme, de rendre l'informe s'il y a informe.
L'entrée dans la langue est un sevrage qui nous fait passer sous les fourches caudines du signifiant, d'où le regret ("dési-rime") de ce qui est perdu, du pur babil de l'infans: d'où la pulsion vers la poésie.
Cette pulsion fait peur à la société, elle redoute l'irruption de la poésie (ce retour du plaisir sensoriel brut contre la censure de la raison): les arts poétiques permettent de la canaliser, par la métrique, la syntaxe, la morphologie.
Jean-Pierre Bobillot nous fait écouter de la poésie sonore (un début qui ressemble au chant du muezzin). Nous ne sommes plus très loin de la musique, d'ailleurs, je ne fais pas bien le départ entre les deux: si c'est de la poésie tant que c'est émis par le corps (bruit de lèvres divers), que faire du chant? (Un fou de plus: Eric Chopin. Il a enregistré les bruits à l'intérieur du corps en avalant un micro).

Les questions qui suivront divergeront, comme souvent, de la communication: Isou, le plan Marschall, la discrépance, le film sans pellicule (François Dufrêne (Roland Brasseur nous apprendra que la tombe de Dufrêne au cimetière Montparnasse n'est qu'un buisson anonyme à quelques mètres de la tombe de Pierre Larousse)), ce qui permettra à Marc Lapprand d'évoquer le poème de zéro mot, où seules les lèvres bougent (Plaisantait-il? Je ne sais pas. Nous avons ri, mais il n'empêche que le concept a peut-être été utilisé, rien ne me paraît désormais impossible).

Les interventions du lendemain sur l'Oulipo parurent bien classiques après ce tintamarre et ces pulsions. Camille Bloomfield présenta les archives de l'Oulipo comme la face informe de ce groupe si attaché aux règles et aux contraintes. Ce fut l'occasion d'un retour sur l'histoire du groupe et de sa constitution, sur l'apport particulier de chacun de ses membres, sur les projets menés à bien ou abandonnés (à l'Oulipo, on ne parle pas d'inachèvement mais de potentiel (!)). Le travail paradoxal de Camille mené au au cours de sa thèse consiste à classer les archives en conservant des traces de l'avant-classement, du non-classement (pour pouvoir reconstituer à volonté le non-classement? C'est le genre d'idée qui me ravit dans son absurdité: on ne reviendra jamais à l'avant-classement, mais ce serait une perte de ne plus avoir de trace de cet avant-classement: quelle fibre nostalgique joue ici?). Camille Bloomfield évoque "la disparate" (je n'arrive pas à m'habituer que ce nom soit féminin), seul mot reconnu par le TIFL, tandis que François Le Lionnais utilise "le" disparate: une aptitude à créer des liens entre des domaines différents.
Les archives seraient le limon d'où pourraient émerger ou ont émergé les réalisations oulipiennes, ce serait un dispositif (cf. Agamben) stratégique (au sens de Pierre Bourdieu, le moyen mis en œuvre pour assurer la cohérence du groupe.

Marc Lapprand présente l'œuvre de Jacques Jouet en la reprenant dans son ensemble: «Je veux seulement faire œuvre ronde» est la profession de foi de Jacques Jouet. La contrainte est la façon d'épuiser initialement le réel. La forme est le sens, la matière est l'esprit même. L'absence de contrainte conduit à l'absence de forme et donc à l'absence de sens.
Je me suis un peu perdue dans les débats qui ont suivi, ils supposaient d'avoir des références (parfois non-littéraires mais tenant aux positions de chacun) que je n'avais pas. J'ai retenu l'intervention de Mireille Ribière, qui a fait remarquer la difficulté à tenir un jugement esthétique sur une œuvre quand on entretient des rapports amicaux avec l'auteur. Je ne pouvais évidemment n'être que d'accord.
Sjef Houppermans fit remarquer qu'"œuvre ronde" appelle l'exhaustif, mais qu'il y a deux exhaustifs, un exhaustif de la plénitude et un exhaustif de l'épuisement.
Un échange eut lieu autour du nom de Georges Poulet, qu'il aurait été ou non possible d'utiliser (Christopher Reig pour, Jean-Jacques Thomas contre): je dois avouer que je saisis mal ce que Georges Poulet aurait eu d'honteux, mais je n'osai poser la question.

Voici le moment d'avouer que je n'ai pas assisté à une communication: celle d'Adélaïde Russo, pour cause de sieste prolongée en absence de réveil (l'objet réveil). J'arrivai après la pause, pour la communication de Jean-Marie Gleize. Autre aveu: cette communication, très longue, me mit mal à l'aise. Je n'aime pas que les auteurs et les artistes expliquent leurs œuvres: cela réduit les possibilités d'interprétations, de rêveries, de recherches, de bêtises aussi; que nous reste-t-il comme possibilité de nous perdre, à nous lecteurs, une fois que l'auteur nous a indiqué l'autoroute? D'autre part, la voix de Jean-Marie Gleize, douce, un peu monotone, se prête mal à une longue communication. En revanche, elle était parfaitement adaptée au film qui suivit, Film à venir (hum, je ne suis pas sûre du titre), film en noir et blanc, images sans suite, liées par des rapports ténus mais évidents, voix off de Gleize lisant ses textes, répétitifs, obsessionnels, calmes. Il m'a semblé que ce film était une sorte d'épithaphe, de long adieu à une morte nommée dans le générique de fin. Il m'a plu, j'ai été heureuse de l'avoir vu, d'autant plus que sa projection sera sans doute rare.

La journée suivante fut consacrée d'abord aux rapports de la poésie avec la peinture, la sculpture, le cinéma, plus généralement le mouvement, "l'installation", puis à la photographie. L'exposé de Jean-Jacques Thomas partit de Mallarmé (environ) et des début du livre, puis de la bibliothèque, comme objets à représenter pour les peintres (peinture de Zola par Manet, de Baudelaire par Courbet, de Duranty par Degas (admirable tableau, mon préféré parmi ceux présentés ce matin-là),...). Il fourmilla d'anecdotes et de remarques (ex: Représenter Mallarmé avec des feuillets, et non un livre, était un signe de folie, de désagrégation du monde, puisque depuis Dante le livre est le garant de l'unité du monde), de courts films d'animation. Une fois encore, la poésie apparaissait comme une remise en cause politique du monde, ainsi que le prouvait entre autres le dernier livre présenté, Girly Man de Charles Berstein, succès de librairie à la couverture vieillotte et accrocheuse dont le titre reprenait une insulte de Schwarzenegger, gouverneur de Californie, à l'encontre des démocrates.

Danièle Méaux fit une présentation de photographes contemporains travaillant sous des contraintes diverses: contrainte de temps (un même sujet photographié tous les jours, tous les ans, etc), contrainte de paramètre de prise de vue (un cadrage, un réglage), contraintes de lieu ou de territoire (une rue, un train, une diagonale sur la carte)... En fait elle a sélectionné des photographes qui "ont eu une idée", puis ont photographié selon cette idée. Cela donne des photos intéressantes, mais j'ai du mal à voir ce qu'elles ont de plus par rapport (par exemple) à ce site qui photographie les pieds et la tête d'une même personne. Qu'est-ce qu'un artiste, je bute sur la question du premier jour: le devient-on parce que d'autres artistes vous reconnaissent tel, ou suffit-il de poursuivre une même obsession suffisamment longtemps? Le jugement esthétique, ou un jugement par rapport à la force du "travail" présenté, à la façon dont il nous touche, est-il (devenu?) totalement obsolète, inutile?

La présentation d'Edouard Levé par Cécile De Bary suivit les mêmes pistes, mais le travail de ce photographe est très structuré: il y a certes une idée (des idées) et de l'obstination, mais aussi du montage, du cadrage, un jeu extrêmement précis sur les formes, les couleurs, la lumière. Les photographies de la série "Pornographie" m'impressionnent beaucoup.
La communication de Jan Baetens le lendemain s'inscrivit dans la lignée de ces exposés. Il y aura eu ainsi, insensiblement, un cheminement au cours de la semaine, de la littérature à la poésie aux arts plastiques, sans qu'un découpage aussi arbitraire ne soit jamais décelable.

Le dernier mot revint naturellement à Bernardo Schiavetta, qui développa les réflexions qui accompagnent ou sous-tendent son actuel travail d'écriture. (Il nous avait fait une lecture la veille dans la soirée de la structure de son roman et nous en avait lu quelques pages). Bernardo écrit une œuvre qu'il veut «claire comme du Mallarmé, concise comme du Proust, raffinée et de bon goût comme du Rabelais».
Bernardo Schiavetta a travaillé précédemment avec des contraintes très fortes (et très impressionnantes). Il s'est aperçu que ce travail était à peu inaccessible au lecteur moyen, qui n'en retirait qu'une impression de désuétude et de ridicule[6]. Les genres canoniques sont épuisés. Ils survivent malgré tout, en dehors des sphères savantes, auprès d'un public de classe moyenne qui continue d'acheter et de lire des romans. Le premier genre dans l'ordre historique a été l'épopée, il est épuisé depuis longtemps mais survit dans les films.

B. Schiavetta a donc décidé de faire un pari paradoxal: écrire directement dans un genre ridicule, la satire ménippée, dans l'espoir d'être cette fois pris au sérieux. Après tout, c'est ce qui est arrivé à Don Quichotte, de ridicule devenu figure christique entre le XIXe et le XXe siècle.
La satire ménippée est une genre mixte, c'est donc un genre forcément comique.

Au passage, nous avons droit à un saisissant raccourci de Kant:
- La critique de la raison pure (jugement cognitif) juge du vrai et du faux : la fiction est ce qui est ni-vrai, ni-faux.
- La critique de la raison pratique (jugement éthique) juge du bien et du mal ou plutôt aujourd'hui du bon ou du mauvais : la façon d'introduire ici le ni-ni est l'ironie.
- La critique de la faculté de juger (jugement esthétique) juge du beau ou du laid : le ni-beau, ni-laid, c'est le comique.

Je quitterai Cerisy en songeant que le plaisir a été classé du côté du mal, la joie du côté du bien, et qu'entre les deux, il n'y a qu'un cheveu. Ce cheveu, quel est-il? Un état d'esprit? La place des sens? Il y a là de quoi alimenter mes songeries.


Notes

[1] site UbuWeb, jeu de mots sur University of Buffalo (précision de Jean-Jacques Thomas).

[2] cf. Le cinquante-quatrième jour

[3] in L'autre par lui-même ?

[4] Evidemment, pendant ce temps, je songeais à Passage, de Renaud Camus, à la façon dont il y mêle anagrammes et scènes de cul.

[5] J'ai trouvé: chapitre II de Locus Solus. Une mosaïque en dents arrachées représente le songe d'un reître. Ce songe met en scène une boule dont le contact est mortelle: «En effet, le Fuglekongerige était gardé par un génie terrible qui, sous la forme d'une sphère d'eau aérienne, de moyenne grosseur, en interdisait l'accès aux chasseurs aventureux.» (p.45 coll Imagimaire Gallimard.) Le secours vient d'une princesse transformée en colombe: «Planant au-dessus de la sphère pour éviter l'obscurcissement meurtrier, la nouvelle venue, en baissant le bec, but avidement jusqu'à la dernière goutte l'eau vagabonde et terrible» (Ibid, p.46)

[6] Voilà qui rappelle Peeters : il ne faut pas parler des contraintes si l'on veut être pris au sérieux: cf. Tombeau pour Agatha Christie

Allen de Valery Larbaud

C'est un petit texte, que je n'ai acheté que parce que l'édition me séduit — des petits livres blancs tachés une seule couleur, vert, bleu, mauve, orange, sur papier mat. Introduction, repères biographiques, ce sont des livres réalisés avec soin. J'apprends que Larbaud a traduit Landor et Coleridge, La ballade du vieux marin, poème dont je m'obstine, sans succès jusqu'ici, à vouloir trouver des traces dans L'Amour l'Automne.

C'est un texte si court, si simple, qu'il semble illusoire d'en faire une recension sans le paraphraser et donc le dénaturer, c'est le récit, sous forme de conversation, d'une excursion dans une superbe voiture jusqu'au centre de la France, c'est une ode au Nivernais.

Tout en rendant hommage à la campagne française, aux villes de province, un sort est fait aux provinciaux, provinciaux dont le portrait correspond si exactement à ce que je connais dans ma famille que je me suis sentie vengée:

— Mais pour l'Ecclésiaste, une chose n'est pas vanité: c'est la crainte du Seigneur. Et pour la province aussi, mais ce n'est pas la crainte du Seigneur. C'est le côté matériel, primitif de la vie: le désir du bien-être, contrarié par la peur de la dépense. Voilà leur ciel et leur enfer. Ce qui, pour nous est à l'arrière-plan et comme dans les coulisses, le cadet de nos soucis, devient ici la principale, l'unique préoccupation. De là, l'orgueil de la richesse, le mépris de la pauvreté, et la mesquinerie de la vie, et les clans, et la vilaine morale, et l'avarice. [...] Et de là l'indifférence pour tout ce qui nous paraît le plus digne de soins et de sacrifices. Et cette indifférence produit l'ignorance. Si la littérature, ou la géographie, ou l'histoire de l'imprimerie, me sont indifférentes, je n'en saurai jamais un mot. Ainsi ce qui est pour nous l'essentiel, la vie même, est pour la province un luxe que sa peur de la dépense lui fait regarder avec méfiance, et où nous disons «sérieux», elle pense «frivole».
Valery Larbaud, Allen, édition Sillage p.82


Pour les camusiens :

Ah ! que de souffles aux Provinces !
Saint-John Perse, chanson liminaire d'Anabase cité aux premières lignes d'Allen. (références camusiennes à retouver).

Chantelle, ô Cantilia !
Allen, fin du prologue au lecteur. cité dans Journal d'un voyage en France et dans Corée l'absente p.355

Et maintenant vous ouvrez la porte, vous tournez la page et vous entrez au beau milieu d'une phrase.
Ibid. (références camusiennes à retouver).

200 chambres 200 salles de bain, de Valery Larbaud

Ce récit est extrait de Jaune bleu blanc. Il est édité en une mince plaquette d'une soixantaine de pages par les éditions du Sonneur, dont la profession de foi est de faire «un pari sur la qualité du livre, la durée de son existence, une relation d'estime avec le lecteur».
Je résiste mal à ces éditions élégantes, à la mise en page recherchée. Ici, ces quelques pages sont illustrées par des gravures de Jean-Emile Laboureur et préfacées par Alberto Manguel:

Sa profession [de Valery Larbaud] (pour l'appeler ainsi) de traducteur résultait tout autant de sa condition de lecteur exemplaire et d'écrivain talentueux que de son envie de parcourir le monde, car traduire consiste à transposer d'un ensemble linguistique à un autre un bagage narratif et imaginaire. Dans un sens, le traducteur, tel que Valery Larbaud l'entendait, est un conducteur de caravane.
Alberto Manguel


Dans ce texte court, Valery Larbaud nous explique que lorsque qu'on est malade, la vie d'hôtel est une façon habile de se retirer du monde sans en avoir l'air. Durant les longues nuits d'insomnie et d'angoisse, le malade «veille sur les valides»; il aiguise son sens de l'observation et devient expert à reconstituer la vie, les vies, à partir de minces indices, une voix, un soupir. Il vit à travers les autres, avidement, son univers se résume à la place qu'il voit de sa fenêtre, le monde se donnant là en représentation.

Un passage m'a émue, qui m'a paru tout à la fois l'opposé et le reflet de la décision du narrateur dans Le Temps retrouvé de se retirer dans sa chambre pour écrire sans plus se laisser distraire.
Valery Larbaud évoque le moment où le malade, guéri après trois ou quatre ans de réclusion, a l'autorisation de quitter la chambre :

Mais il porte un regret sous la clarté retrouvée des réverbères et des lampes des carrefours. Il sait qu'il a quitté un séjour de paix, d'ordre et de sagesse, et qu'il va lui falloir affronter de nouveau la bousculade, courir où ses désirs le mèneront malgré lui, se gaspiller en des entreprises que son juge intérieur désapprouvera, sourd à l'excuse sans cesse présentée: rattraper le temps perdu. Etait-ce vraiment du temps perdu? Parce qu'il a été passé à l'écart de la vie, avec des livres, avec des réflexions sur des souvenirs, avec l'idée de la mort, peut-on le dire perdu, ce temps?
Valery Larbaud, 200 chambres 200 salles de bain, p.30

Proust et Larbaud auront été malades tous les deux. Pour l'un le temps perdu était celui passé cloîtré dans la chambre, pour l'autre c'était celui passé dans les salons. L'un cherchera à rattraper ce temps en traduisant les autres et en parcourant le monde, l'autre en s'enfermant et en écrivant.


Ajout le 11 juin 2010

Cette Sharrow Bay Country House rejoint en tout cas ma liste personnelle d'hôtels mythiques qui s'ouvrit il y a trente ans sur le Palumbo de Ravello, le Bussaco Palace Hotel de Bussaco (l'original du "Deux cents chambres, deux cents salles de bain" de Larbaud, bien qu'il n'y ait guère plus d'une trentaine des unes et des autres, je crois bien) et l'hôtel des Ducs de Bourgogne à Bruges, que j'ai revu bien banalisé dans les années récentes (et Bruges aussi je crois bien).
Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.277

Carte postale, toujours

Pour tous ceux qui arrivent ici en demandant "comment écrire une carte postale", un bonus.

Deux approches du roman policier

Je finis La Bibliothèque de Villers. J'ai noté sur la première page qu'il a été acheté sur le pont de Melun, je me souviens très bien du temps passé à fouiller dans les boîtes du bouquiniste, je ne sais absolument plus ce que nous faisions à Melun un 20 août 2005.
J'avais acheté ce livre parce que Jan Baetens parlait de Peeters de façon élogieuse.

C'est un livre mince, vite lu, et disons tout de suite que ce n'est pas mon genre. Peut-être intervient-il trop tard, peut-être ai-je déjà trop lu dans cette veine.

Les premières pages, avec l'errance dans la ville, rappellent le début des Gommes (Robbe-Grillet), la suite évoque L'Emploi du temps (Butor). Le narrateur est vite louche.
Dès qu'il voit surgir une partie d'échecs, le lecteur averti n'a plus de doute: les règles classiques du roman policier vont être bousculées. Depuis Nabokov, il n'est plus possible d'évoquer naïvement un plateau d'échecs. Le lecteur note machinalement une phrase: «Voyez-vous, mon cher, me dit-il sur un ton où il y a une nuance de défi, il y a une chose qu'on néglige trop aux échecs: c'est de tenir compte de la couleur des cases». Il faut donc tenir compte de la couleur des cases? Voyons.
Avec cela en tête, le lecteur commence à relever le noir et le blanc, la raie au beurre noir et le riz, le mariage et l'enterrement, le revolver noir dans le linge blanc, etc. Il note les initiales redoublées des victimes. I, V, R, E, L. Well, well.

Quand le coupable n'est pas donné à la fin (cela arrive dans certains Vasquez Montalban, ou dans le compliqué Quinconce de Charles Palliser), il reste à faire le compte des personnages apparaissant dans le roman puis à déterminer le meurtrier le plus "vraisemblable".
Mais ici, il y a si peu de personnages, la narration est si épurée, qu'il y a peu d'hésitation possible: est coupable le policier ou le narrateur (ou le lecteur ou l'auteur, mais on sort alors du texte: je ne sais si c'est réellement une possibilité envisageable).
Arrivé à la fin du livre, il faut donc reprendre la lecture pour déterminer lequel des deux est coupable. Mais au fond de lui, le lecteur a déjà la réponse, et agacé, il laisse tomber.

Finalement, la seconde partie, Tombeau d'Agatha Christie, m'a bien plus intéressée. Peeters démontre qu'Agatha Christie ne pouvait parler de sa technique d'écriture, de peur de perdre ses lecteurs, attachés pour la plupart à une image romantique du romancier :

Agatha Christie ne peut parler de son travail car le discours qu'elle tiendrait serait irrecevable. Si elle évoquait sa manière d'écrire (en expliquant par exemple le rôle générateur des comptines et leur utilisation comme bases de la construction des romans) elle serait immédiatement accusée d'être une fabricante ou une «faiseuse», non un véritable auteur (comme si l'écriture, à l'égale de toute autre pratique artistique, n'était pas avant tout de l'ordre du faire!) Son public lui-même, bercé depuis près de deux siècles par les refrains romantiques sur la création et l'inspiration, risquerait de se détacher d'elle.
Benoît Peeters, Tombeau d'Agatha Christie, p.127

Benoît Peeters avance la théorie que la découverte du coupable à la fin d'un roman policier tend d'une certaine façon à exclure le lecteur: il serait plus intéressant de le laisser chercher.

A bien le cerner, l'obstacle, qui vient interrompre la lecture et, pour ainsi dire, l'interdire, c'est, à l'intérieur du rôle du détective, le moment de cette fameuse scène d'explication qui, au dernier chapitre remet chaque chose à sa place. Cette conclusion trop explicite, attendue par le lecteur, opère comme une manière de dispense du travail et lui ferme le livre au nez. A quoi bon lire puisque le texte finira par lui-même se relire?
Ibid., p.131

Et La bibliothèque de Villers sera la tentative d'un livre «dont la fiction serait suffisamment passionnante» pour que le lecteur, privé du mot de la fin, reprenne la lecture au début pour tenter de comprendre.
A cela près que je n'ai pas trouvé la fiction passionnante (contrairement à celle du Quinconce, par exemple, malgré le héros antipathique et la narration dans le style du XIXe siècle) et qu'il est possible de trouver le coupable par simple déduction, sans relire.

Je lis un roman policier pour avoir de l'action, un mystère, un dénouement, et le plus souvent un arrière-fond socio-culturel (c'est pour cela que je préfère les romans policiers étrangers). Je le lis vite, je n'ai pas l'intention de le relire, je le relirai quand j'aurai oublié l'intrigue et le coupable — ou avant, si son charme est assez puissant pour que le meurtre ne soit plus la raison de la lecture (les Reginald Hill, les van de Wettering).
Je partage l'avis de Borgès, qui voit dans le roman policier le dernier refuge contre la déconstruction du récit:

Que pourrions-nous dire pour faire l'apologie du roman policier? [...] A notre époque si chaotique une chose, modestement, a gardé ses vertus classiques: c'est le roman policier. On ne conçoit pas un roman policier qui n'ait pas un commencement, un milieu et une fin.
Borgès, Conférences, Folio p.202

(On m'objectera que j'ai pourtant regretté que la clé du mystère ait été donnée dans le cinquante-quatrième jour. Mais d'une part ce n'est pas véritablement un roman policier (ni crime, ni meurtre, mais une simple mystification littéraire), d'autre part je sais bien qu'il n'y avait pas d'autre façon de terminer le livre.)

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