Finalement, la grande réussite de Compagnon cette année aura été de me donner envie de lire Barthes. Son émotion si visible, son deuil jamais terminé, lié au récit de Patrick Mauriès, m'ont rendu curieuse d'un homme qui laissait derrière lui tant de regrets.

Je lis S/Z. Il me semble que si Barthes n'a jamais été romancier, c'est qu'il est essentiellement poète, et que c'est peut-être cette vérité tue qui m'en a rendu si longtemps l'abord difficile: là où j'attendais une analyse rationnelle, je trouvais une interprétation subjective, "imaginaire".
J'appelle ainsi le déploiement d'un lexique et d'une syntaxe qui prend son autonomie et devient ode à l'écriture, au fait même que l'on écrive, que l'on puisse écrire, à la joie d'une langue avec laquelle on puisse jouer.
Exemple:

la lune [...] est la chaleur réduite à son état de manque.
Roland Barthes, S/Z, points Seuil, p.27

Cette phrase n'a pas de sens premier. Sa dénotation est in-sensée. Si l'on veut lire Barthes au sens littéral, comme critique (analyste) purement technique des textes, on ne peut ni le comprendre, ni le prendre au sérieux.
Ce que Barthes accomplit, c'est une poétisation du domaine critique, comme certains photographes auront rendu beau les friches industrielles.

Certains professeurs, savants, critiques, nous font nous exclamer: «c'est tout à fait ce que je pensais sans savoir le dire», et nous nous reconnaissons à travers eux — nous les aimons pour cela.
D'autres nous rendent songeurs: «je n'y aurais jamais pensé», et ils nous font découvrir l'étrangeté du monde, ils nous dépaysent, ils transforment le monde en élargissant le champ des possibles.

Barthes est résolument de ce côté-là.
La technique qu'il utilise dans S/Z nous est présentée comme une méthode (découper le texte en lexies, définir la voix qui parle dans chaque lexie parmi les cinq voix possibles (l'Empirie, la Personne, la Science, la Vérité, le Symbole (p.24-25)), analyser les codes, détisser le tissu du texte), mais ce n'en est pas une. En effet, elle n'est pas reproductible, ce n'est pas une méthode qu'on puisse acquérir. Elle ne tient qu'au génie de Barthes, c'est la création d'un second texte acquérant son autonomie, semblant voler au-dessus du texte blazacien, non pas le "survoler" — ce qui reviendrait à ne pas le lire ou mal le lire—, mais en émaner, comme la vapeur monte de la terre à certaines heures du jour.

Représentatif de ce phénomène est la valeur donnée aux figures du discours qui n'est plus une valeur logique (rapport des parties et du tout, oppositions, ressemblances, etc), mais une valeur de sens généralisée par Barthes, une valeur dont on ne sait si elle est propre à la figure ou propre à Barthes lisant la figure:

l'antithèse : figure de l'inexpiable. (p.30)
la catachrèse: le blanc du comparé (p.37)

Barthes rêve le texte, il y a bien sûr l'habituel désir de s'approprier le texte, mais également le désir inverse, celui de s'y fondre, d'y disparaître, d'être compris (inclus) pour comprendre: «pour le décider [comprendre ce que veut dire Balzac], il faudrait aller derrière le papier.» (p.154)
Il nous présente comme une vérité ce qui n'est qu'une interprétation, une interprétation sans autre fondement que son désir, ce que je serais tentée d'appeler "délire interprétatif", tant rien ne l'étaie — si ce n'est sa lecture, véritable rêve du texte :

SarraSine : conformément aux habitudes de l’onomastique française, on attendrait SarraZine : passant au patronyme du sujet, le Z est tombé dans quelque trappe. Or Z est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érynnique ; graphiquement jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet (sic), comme un tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre ; d’un point de vue balzacien, ce Z (qui est dans le nom de Balzac) est la lettre de la déviance (voir la nouvelle Z. Marcas); enfin, ici même, Z est la lettre inaugurale de la Zambinella, l'initiale de la castration, en sorte que par cette faute d'orthographe, installée au c»ur de son nom, au centre de son corps, Sarrasine reçoit le Z zambinellien selon sa véritable nature, qui est la blessure du manque. De plus, S et Z sont dans un rapport d'inversion graphique: c'est la même lettre, vue de l'autre côté du miroir: Sarrasine contemple en Zambinella sa propre castration. Aussi la barre (/) qui oppose le S de SarraSine et le Z de Zambinella a-t-elle une fonction panique: c'est la barre de censure, la surface spéculaire, le mur de l'hallucination, le tranchant de l'antithèse, l'abstraction de la limite, l'oblicité du signifiant, l'index du paradigme, donc du sens.
Ibid. p.104



Je hasarderai trois remarques, à propos de l'idéologie, du silence sur l'homosexualité et la mise en abyme du texte.

1/ La glu du discours
Tout au long de cette lecture quarante ans plus tard, on ne peut qu'être frappé par la façon dont le texte de Barthes semble réféchir sur lui-même et utiliser ce qu'il expose.
Ainsi, s'agissant de l'extrait que je viens de citer, comment ne pas songer à la dénonciation de l'idéologie bourgeoise comme «une nappe étouffante d'idées reçues» (p.195), comment ne pas songer à l'importance qu'avaient pris Lacan et la psychanalyse dans ses années où écrivait Barthes, comment ne pas penser aujourd'hui, avec le recul, que Barthes était lui aussi pris dans la glu du discours contemporain?
Ainsi, nous comparerons ses spéculations sur la barre (/ ) avec celles de Pierssens dans La Tour de Babil, par exemple: là, il ne s'agit plus d'un miroir mais d'un chemin de traverse (il s'agit du f dans la signature de Wolfson): «Le f minuscule, en revanche, sous sa main, est toujours une simple barre, un long tranchant droit ou oblique qui, placé au milieu d'un nom, par exemple, le coupe comme un morceau de glace. Aussi Wolfson en viendra-t-il, comme un contrebandier, à repérer des pistes toujours ouvertes, des cols sur lesquels il pourra compter pour passer de l'autre côté, en territoire ami.» (p.91)
Pendant quelques années, ce type d'analyse a été à la mode, avant de passer de mode.

2/ L'allusion homosexuelle indicible
Pourquoi Barthes a choisit Sarrasine pour cette expérience de lecture?
L'explication la plus simple est sans doute que Sarrasine présente le récit comme une valeur d'échange: le texte a de la valeur, il permet d'acheter du plaisir, ou tout au moins une promesse de plaisir, nous dit Barthes (p.87, 201).
Cette promesse ne sera pas tenue, la parole étant contaminée par le manque de la castration: la castration est contagieuse, elle interrompt la circulation du sens, des copies, du désir:

La définition banale de la castrature («Toi qui ne peux donner la vie à rien») a donc une portée structurale, elle concerne non seulement la duplication esthétique des corps (la «copie» de l'art réaliste) mais aussi la force métonymique dans sa généralité: le crime ou le malheur fondamental («Monstre!»), c'est en effet d'interrompre la circulation des copies (esthétiques ou biologiques), c'est de troubler la perméabilité réglée des sens, leur enchaînement, qui est classement et répétition, comme la langue. Ibid. p.191

Interrompre la copie: Barthes ne semble pas s'apercevoir qu'il pourrait en dire tout autant de l'homosexualité et que l'horreur de Sarrazine tient peut-être moins au fait de s'apercevoir qu'il a désiré un castrat qu'au fait qu'il a désiré un homme.
Est-ce silence volontaire de la part de Barthes ou refoulement? (et peut-être est-ce pour cela que Barthes s'empresse de nous rassurer sur Béatrice de Rochefide: le désir est récupérable).

3/ la mise en abyme du texte critique
La dernière phrase de Sarrasine est «Et la marquise resta pensive.»
Le texte classique, nous dit Barthes, se caractérise par la "pensivité": «Comme la marquise, le texte classique est pensif» (p.204)
Mais que dire alors de S/Z, qui se termine ainsi:

A quoi pensez-vous? a-t-on envie de demander, sur son invite discrète, au texte classique, mais plus retors que tous ceux qui croient s'en tirer en répondant: à rien, le texte ne répond pas, donnant au sens sa dernière clôture: la suspension.

Et S/Z devient à son tour pensif.