Je continue à lire la correspondance Valéry-Louÿs. Ce matin je lis quelques lignes concernant Hugo.

Contexte: Pierre Louÿs est un grand amateur de Victor Hugo, hugophile et hugolâtre. Par deux fois Paul Valéry va lui donner son avis, tout en ayant peur de provoquer son ire...

1013. PAUL VALERY À PIERRE LOUŸS
[C.P. Mercredi, 9 décembre 1914]
[...]
Quant à Victor Hugo, veux-tu mon sentiment? Je le prends à ma guise — je le décime et me le filtre. Vraiment, je n'oserais te présenter un Hugo selected by me. Tu me traiterais à la Boche, étant infiniment dangereux quand tu tiens ton Hugo à la main: tu en extrais des millions d'irréfutables beautés; et quand on y retourne tout seul, on les retrouve jamais.
Je te soupçonne d'avoir fabriqué tout ce qu'il y a de bien dans Hugo. Tout au moins, tu y en remets!
Ceci dit, je prétends que j'admire en lui l'étonnant «réaliste» qu'il est.
Cet homme passe pour un lyrique! Et le lyrisme est celui de ses faibles qu'il croyait son fort. Erreur fréquente et grave. Quand je pressens ses tonnerres de Jéhovah, ses infinis à douze dimensions, ses soleils noirs... et quand je vois venir les apostrophes, l'anthème, les définitions toquées, les dégueulades trop longues, trop riches, trop ironiques, trop bonnes, trop violentes, ce trop me fait rire.
[...]
Hugo était un homme extraordinairement fin et intelligent, malgré qu'on en ait dit et en dépis de ses propres efforts. Il était fait pour percevoir et dire, avec la plus grande netteté et puissance, tout ce qui est.
Malheureusement, il était jaloux de Nabuchodonosor et de Lamartine, Napoléon l'embêtait, Garibaldi l'intoxiquait d'envie.
Cet empoisonnement l'a fait enfler comme un ballon.[...]
[...] Mais comment un individu de cette taille a-t-il pu croire au démesuré, et comment cet artiste a-t-il pensé qu'on fait du grand avec du grand? [...]
En vérité, l'immense m'embête — l'immense qui se donne pour tel et qui bâille entre deux adjectifs. Je songe parfois que ma tasse de café où s'évanouit un morceau de sucre est plus digne de réflexion que le déluge, même du temps qu'il était universel...
Maintenant j'ai envie d'écrire l'apologie d'Hugo, ceci posé.
[...]

La lettre se termine, Louÿs répond, Valéry reprend :

1015. PAUL VALERY À PIERRE LOUŸS
[Lundi] 28 déc[embre 19]14
[...]
Revenant à Hugo, je le trouve plus expressionnaire que visionnaire.
[...]
L'état réel du visionnaire pur-sang est de ne pas trouver de mots, pas de formes verbales. C'est ce qui n'est jamais arrivé à hugo. Sa vision n'a jamais franchi les cadres du dictionnaire, ni les contours des objets reconnus par l'Etat.
C'est pourquoi, si tu consultes sa descendance, tu vois qu'il n'a engendré qu'une rhétorique. Pas un mode de sentir, pas un mode de voir, mais un mode de parler, de rythmer, de rimer.
Il est d'une toute autre abondance que Baudelaire, et pourtant c'est Baudelaire qui a fait des petits.
Je crains qu'Hugo n'ait été vicié par le théâtre, par la politique, par tout ce qui exige rigoureusement la vision vulgaire, c'est-à-dire l'observance de conditions moyennes.
Il a toujours fait de la grandeur et des effets qui pussent convenir à une moyenne d'auditeurs. Rien n'est plus contraire à la vision du visionnaire qui constitue, par définition, un écart. [...]

Correspondances à trois voix : Gide, Louÿs, Valéry