J'avais prévu d'écrire ce billet dès lundi mais je voulais absolument mettre en ligne le séminaire d'Isabelle Serça avant le séminaire suivant; les lignes citées en fin du précédent billet conviennent parfaitement à l'introduction de ce billet: «si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre [...]»



En CM2, invitée à passer un week-end chez une amie (c'était la première fois que cela m'arrivait depuis que j'étais en France), je trouvais dans la bibliothèque familiale Les semailles et les moissons d'Henri Troyat que j'empruntais.
En classe, nous avions le droit de lire quand nous avions fini notre travail. Je déposai ce livre sur le coin de mon bureau. Cette fois-là, pour une raison que j'ignore car ce n'était pas habituel (était-ce parce que le livre était plus gros que d'habitude?) l'instituteur me demanda au moment de la leçon de lecture de lire un passage de mon livre.
— Qu'est-ce que c'est? me demanda-t-il.
Les semailles et les moissons.
— Ah, il me semblait bien que cela me disait quelque chose.
Est-ce de ce petit moment de frime qu'est né mon attachement à Henri Troyat?

De ce livre je ne me souviens pas de grand chose: la campagne, la carriole, le début de la guerre de 1914, l'installation dans le café du mari. Je me souviens que l'héroïne, Amélie, perd sa mère vers quatorze ans. Elle prend alors en charge l'épicerie du village et découvre que les merveilleux bibelots de plâtre représentant des pâtres et des bergères qui lui paraissaient si attirants et qu'elle regrettait que sa mère ne vendît pas dans l'épicerie lui semblent désormais sans intérêt. La mort de sa mère l'a fait accéder à un autre stade du goût. Or j'aimais alors beaucoup les bergères de plâtre, leurs couleurs pastels et leurs joues roses. Je me mis à moins les aimer, puis à ne plus les aimer.
C'est à ce passage que j'ai pensé la première fois que j'ai lu la phrase de Renaud Camus: «Il n'y a pas de goût, il n'y a que des états culturels».
Je n'ai jamais lu les tomes suivants même si j'ai fait acheter l'intégralité du cycle à ma mère. Je l'ai donnée il y a quelques années à une kermesse de la paroisse.

Pendant mes années de collège, j'ai lu plusieurs fois deux cycles, Tant que la terre durera et Les Eygletière, dans les beaux volumes reliés de la bibliothèque de la ville. Je retrouve à leur propos exactement ce que décrit Proust dans Sur la lecture: je me souviens moins des livres que du contexte dans lesquels je les ai lus et des sentiments qui m'agitaient alors.

Je crois me souvenir que Tant que la terre durera est une saga russe. Je me souviens de deux anecdotes: un petit garçon au début du livre rêve qu'une catastrophe menace sa famille qu'il sauverait alors, devenant un héros (et je cessai alors de rêver qu'une catastrophe ébranlât ma famille pour que je devinsse un héros (j'ai ri en découvrant des sentiments voisins prêtés à Tante Léonie [1])) et un avortement à l'aiguille à tricoter: une femme, personnage important, avortait à la demande de son amant qui, satisfait, songait que tout allait se poursuivre comme avant, elle le quittait aussitôt pour ne jamais le revoir, à sa grande incompréhension. Il me semblait que je la comprenais très bien.

Quant aux Egletyères, je leur dois sans doute mes premiers émois sensuels. J'aimais les titres, La Faim des lionceaux et La Malandre.

Et puis j'ai abandonné Troyat pour passer à autre chose. Il m'en reste la sensation de ce que j'appelle la littérature "honnête", sans esbrouffe et sans surprise, une sorte d'idéal pour honnête homme.

Je ne peux pas dire que la mort d'Henri Troyat me fasse véritablement de la peine. Mais elle laisse une ombre, une absence, un regret, comme la mort en son temps de Maurice Genevoix, l'autre écrivain que l'on me faisait lire, parce que nous habitions en bordure de la Sologne. Il faisait partie de ces gens dont l'existence va de soi et ne peut être mise en question, ce qui fait qu'on ne pense pas souvent à eux jusqu'au jour où on apprend leur mort.


Notes

[1] «[...] survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, [...] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.116