La lettre perdue de Martin Hirsch

J'ai vu Matin Hirsch lors d'une conférence à Sciences-Po, à l'automne 2008 il me semble; il travaillait alors à la mise en place du RSA. Il était arrivé en retard, retenu dans son bureau par des chômeurs ou des sans-abris. A l'époque, il s'apprêtait à publier un livre en collaboration avec une chômeuse, j'avais eu l'impression qu'il avait mis son nom sur la couverture afin de l'adouber et de lui donner une chance d'émerger parmi le monceau des publications; cette stratégie n'a guère été payante, je ne me souviens pas que ce livre ait fait parler de lui (il n'est peut-être pas trop tard: La chômarde et le Haut Commissaire, Oh! éditions).

Comme il ne savait pas s'il pourrait se libérer (s'il serait libéré!), il nous avait envoyé sa directrice de cabinet, Emmanuelle Wargon, qui m'avait fait une impression profonde par sa rigueur et son bon sens. Elle nous racontait que le "commissariat" n'avait que très peu de moyens, qu'il fallait travailler "en transversal"1 en mettant à contribution la bonne volonté des uns et des autres; et en l'écoutant j'imaginais les trésors de diplomatie et la persévérance nécessaires, et j'étais remplie d'admiration.

Martin Hirsch est arrivé, il a parlé devant une salle plutôt hostile, Sciences-Po, "la fac de droit la plus à gauche de France", lui pardonnant mal d'avoir accepté un siège dans un gouvernement de droite (n'imaginez pas cependant une salle pleine d'étudiants boutonneux: ce cycle de conférences sur l'actualité est payant, y assistent surtout des nostalgiques de l'amphi Boutmy).
Il m'a fait rire en expliquant par exemple comment à la grande horreur de certains fonctionnaires ou élus il avait osé invité des chômeurs (des vrais, en chair et en os) à des réunions de travail où l'on étudiait leur situation pour décider de leur sort; ou comment, lorsqu'il avait proposé à certaines personnes du ministère d'aller visiter une caisse d'allocations familiales ou une ANPE, il avait eu des réponses ravies («Oh oui, je n'en ai jamais vu!)», ou encore comment il avait mis en place «une stratégie Parmentier» pour le RSA:

Il souhaitait expérimenter le RSA avant de le déployer à grande échelle (j'ai appris à cette occasion que cette idée qui paraît pleine de bon sens est anticonstitutionnelle dans son principe: il est interdit de traiter différemment certaines portions du territoire français), il avait donc obtenu l'autorisation d'expérimenter son idée dans un ou quelques départements. Il avait présenté cela comme une faveur, une distinction, quelque chose de rare et de difficile à obtenir, afin d'attiser le désir et la jalousie des départements voisins.

J'ai retrouvé ce mélange de sérieux, de bon sens et de situations ubuesques dans ce livre La lettre perdue. C'est un livre d'anecdotes qui couvrent tous les champs de la vie, familial, étudiant, professionnel, utopiste. Ce livre est à la fois un hommage à son père et ses grands-pères, une réflexion visionnaire sur l'avenir de l'Europe et sur la force de l'engagement qui peut changer la face du monde (et dans un premier temps, celle de la France).
C'est un livre fascinant par son contenu, les anecdotes sont souvent surprenantes; le père et les grands-pères ont tous eu des rôles importants au sein de l'Etat (où l'on apprend l'origine du "Haut Commissariat", appellation voulue par Martin Hirsch); la musique et l'escalade jouent leur rôle ainsi que les rencontres.

Il s'en dégage un portrait attachant d'un étudiant doué animé d'une formidable capacité de travail dans une famille exceptionnelle, un étudiant très tôt conscient des cadeaux qu'il a reçus par sa naissance et désireux de mettre en place des mécanismes de compensation pour ceux qui ont ou ont eu moins de chances que lui.

Quelques extraits:
Martin Hirsch était étudiant en médecine (j'ai cru comprendre qu'il n'était pas allé jusqu'au bout). Le problème, c'est qu'il est incroyablement maladroit, ne supporte pas la vue du sang et ne sait pas reconnaître le ventre d'une femme enceinte. Au cours de sa deuxième année de médecine, son oncle chirurgien orthopédiste l'invite à assister à des opérations:
Lors des premières interventions, la vue du sang me faisait m'évanouir. Pas de quoi pertuber Polo, qui demandait simplement à l'infirmière de me tirer par les pieds hors du bloc opératoire, de m'asperger d'eau, de me remettre une nouvelle tenue stérile et de me faire revenir. Il m'est arrivé ainsi de perdre trois ou quatre fois connaissance durant la même opération, avec trois allers-retours entre le bleoc opératoire et la salle d'habillage. Mais cela m'a immunisé. C'était la bonne méthode et cela ne semblait pas déranger Polo, qui continuait à prélever des petits fragments d'os iliaque pour pouvoir allonger un tibia et mettre fin à un boitement.

Martin Hirsch, La lettre perdue, p.165-166 (Stock, 2012)
Il s'engage dans Emmaüs en accompagnant un ami. D'origine juive, baptisé protestant, il se tient depuis toujours à distance de la religion. Ce n'est que tardivement qu'il connaîtra l'abbé Pierre.
Il raconte drôlement la mégalomanie de l'abbé Pierre (attention: hors contexte, cette anecdote n'est guère favorable l'abbé Pierre. Un autre passage raconte sa mort, et de l'ensemble de ses évocations se dégage un portrait équilibré, qui n'est pas dans le pur encensement — ce qui est le but de Martin Hirsch quand il raconte: ne pas être dans l'idolâtrie).
2003:
— Les islamistes préparent un attentat en France. Quelle cible crois-tu qu'ils vont choisir?
— Je ne sais pas, Père.
— Si j'étais eux, je ferais un attentat contre l'homme le plus populaire de France.
— Vous voulez dire, vous-même?
— Exactement. Il faut que je demande une protection. Prends le téléphone, appelle-moi le Premier ministre et passe-le moi. Il comprendra et nous serons gardés.
J'étais interloqué. Je ne me voyais pas servir d'intermédiaire pour une demande aussi loufoque. Comment le lui dire?
— Père, je vous ai toujours entendu vous plaindre d'etre obligé de vivre si vieux, et réclamer vos «grandes vacances». Voilà une occasion unique d'exaucer votre vœu. Plutôt que de demander une protection aupère du Premier ministre, je vous fais une autre proposition. Je connais le présentateur du journal télévisé, je l'appelle et lui demande d'incruster sur l'écran votre adresse: ainsi, les terroristes sauront vous trouver et vos «grandes vacances» seront pour tout de suite.
— Tu te moques de moi, là, Martin?
— Je ne me permettrais pas.
— Tu as raison. Tu sais, souvent ils me passent mes caprices. Il ne faut pas.
Je le sens presque soulagé. Ce soir-là, j'ai l'impression d'avoir réussi mon véritable examen de passage.
Ibid, p.32
Une situation ubuesque lors de la mise en place du RSA:
Le troisième temps fut plus rocambolesque. Jusqu'à la réunion où l'accord fut scellé, nous n'étions pas pris au sérieux. Les administrations pariaient sur l'échec de la commission. Toute convergence de points de vue leur semblait inconcevable. Le concensus que nous avions trouvé commença à les affoler. Or, nous avions besoin des administrations pour chiffrer le coût du revenu de solidarité, pour faire des simulations. Et dès lors, il nous fallait avoir accès aux logiciels détenus par les ministères des Finances et des Affaires sociales. Mais les fonctionnaires avaient reçu des instructions pour faire obstacle à nos recherches. Nous voyions arriver le terme de notre commission, sans la moindre possibilité d'étayer nos prositions par des chiffrages sérieux. Pire, ils nous opposaient des montants effrayants. Ce que nous avions concocté coûteraient plus de dix milliards d'euros. Autant dire la lune. Comment contourner cette mauvaise volonté? Avec trois fonctionnaires, moins disciplinés que les autres, nous nous muâmes en braqueurs. Nous décidâmes de braver les interdits en profitant d'un jour férié, le lundi de Pâques, pour entrer clandestinement dans les ordinateurs des ministères. L'opération commando avait quelque chose d'excitant. Je me souviens des couloirs vides de Bercy, de nos airs de conspirateurs, de la joie de transgresser pour un objectif qui nous semblait d'intérêt général. En quatre heures nous obtînmes les chiffres que l'on refusait de nous communiquer depuis quinze jours. Nous fêtâmes notre braquage par un bon steak frite en face de l'École militaire.
Ibid, p.45-46
Les manifestations de 2003 contre l'antisémitismes
Je rejoignis vers Denfert-Rochereau la première manifestation \[celles des Palestiniens] et coiffais ma kippa. Cela me fit un drôle d'effet, parce que je ne l'avais jamais portée ailleurs que dans une synagogue, lors des rares occasions où j'étais invité à un mariage ou une autre cérémonie. Au bout de quelques minutes, deux gaillards surgirent pour me prendre au collet et me donner un violent coup de poing. Trois autres personnes s'interposèrent immédiatement, maghrébines elles aussi, s'excusèrent, me remercièrent de ma présence et me proposèrent leur protection. Je fis donc tout le défilé à leurs côtés, sans jamais être ennuyé. Je me sentis un peu imposteur, mes anges gardiens étant persuadés que j'étais un juif pratiquant venu leur apporter son soutien.
>Le lendemain, le cortège allait de la République à la Nation. Je passai d'abord chez l'un de mes frères habitant sur le trajet. Je lui racontai l'épisode de la veille et indiquai mon intention de me parer d'un keffieh: «Tu n'y penses pas. Eux sont vraiment violents. Tu vas te faire casser la gueule.» Je cachais donc mon keffieh d'emprunt sous mon blouson et rejoignis le cortège. Effectivement, le Betar et autres Ligue de défense juive étaient présents avec l'intention d'en découdre. Je réussis à rejoindre un groupe qui se distinguait des autres avec des banderoles pacifiste à l'effigie du mouvement «La paix maintenant». On me proposa de tenir l'un des montants de la banderole. Ce que je fis. Nous nous attirâmes aussitôt une charge violente de la Ligue de défense juive, armée de matraques. Les juifs chargeaient d'autres juifs, parce qu'ils appelaient à la paix.
Ibid, p.156-157
A la suite de quoi, M Hirsch est invité à participer à un voyage en Israël avec Stéphane Hessel2, Raymond Aubrac, Gérard Toulouse, Matthieu de Brunhoff et quelques autres. Ils se feront tirer dessus par des soldats israëliens, rencontreront Yasser Arafat («Curieux sentiment d'être à la table de celui que je considérais, quand j'étais adolescent, l'un des plus abominables personnages»). A la fin du chapitre, M. Hirsch note: «Quel voyage troublant.»

Je termine par quelques mots sur l'ENA, écrit par le père de Martin Hirsch. Ils sont profondément vrais et pourraient convenir pour la plupart des grandes écoles françaises (quelle démesure entre l'aura du prestige et la réalité des fonctions):
[…] Le plus dangereux, à cet égard, est le stage en préfecture, où sans rien avoir appris tu auras l'illusion du pouvoir et, effectivement, tu exerceras des pouvoirs et tu verras beaucoup de gens te faire des courbettes. C'est là l'un des dangers de l'ENA, croire que l'on est quelqu'un alors que l'on est rien. (L'ENA n'est pas une école où l'on apprend.) Le second c'est que la quasi-totalité des débouchés normaux de l'ENA n'ont guère d'intérêt. […] En revanche, c'est un marchepied extraordinaire pour faire autre chose, qui peut alors être très intéressant. […]
Ibid, p.278





1 : comprendre: en réunissant des données et des savoir-faire disponibles dans des services ne dépendant pas des mêmes patrons, problème bien connu en entreprise qui peut vite devenir insoluble.
2 : C'était avant "Indignez-vous".

Mr. Norris change de train, de Christopher Isherwood

J'aime lire les témoignages sur l'Allemagne entre les deux guerres parus de préférence à l'époque1. Rien pour poser sa tête, évidemment Berlin Alexanderplatz, le journal de Viktor Klemperer à lire en parallèle du début des Souvenirs de Hans Jonas.
Cette fois-ci, avec Mr. Norris change de train publié en 1935, c'est un Anglais qui fait part de ses observations.

Résumé du livre: un jeune Anglais se prend d'amitié pour un escroc international.
Le livre est drôle, enlevé. Pour avoir lu son journal d'octobre 1983 avant ce roman de jeunesse, je souris de constater qu'Isherwood dépeint avec la même vigueur les enfants dans le caddy de leurs mères dans les supermarchés californiens que les fétichistes des bottes dans les bordels berlinois. Un auteur attachant.

Dans Mr. Norris change de train, j'ai eu la surprise de trouver quelques notations rappellant LTI2, en plus allègre.
1932:
Les reporters du crime et les paroliers du jazz avaient suscité une inflation sans précédent de la langue allemande. La terminologie de l'invective journalistique (traître, laquais de Versailles, criminel assoiffé de sang, escroc à la solde de Marx, fange hitlérienne, fléau communiste) en était venue à ressembler, par suite d'un emploi excessif, à la phraséologie formelle de politesse utilisée par les Chinois. le mot Liebe, jailli du lexique de Gœthe, ne valait plus un baiser de prostituée. Printemps, claire de lune, jeunesse, roses jeune fille, chérie, cœur, mai: telle était la monnaie courante, lamentablement dévalorisée, que mettaient en circulation les auteurs de tous ces tangos, valses, fox-trots, qui préconisaient l'évasion individuelle. Trouvez-vous une petite âme sœur, conseillaient-ils, pour oublier la crise et le chômage.

Christopher Isherwood, Mr. Norris change de train, p.147, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
Il s'agit presque d'une guerre civile, entre communistes et nazis, avec les grèves, manifestations et contre-manifestations qui s'en suivent. Je ne me souvenais pas (l'ai-je jamais su?) que les nazis avaient subi un revers en novembre 1932:
Les négociations de Hitler avec la droite avaient été rompues; la Hakenkreuz allait jusqu'à flirter gentiment avec la faucille et le marteau. Des conversations téléphoniques, au dire d'Arthur, avaient déjà eu lieu entre les camps ennemis. Les troupes d'assaut nazies se joignaient aux communistes parmi les foules qui conspuaient les «traîtres» et les lapidaient. Pendant ce temps, sur les colonnes d'affiches trempées, des placards nazis représentaient le K.P.D. sous l'aspect d'un épouvantail en uniforme de l'armée rouge. Quelques jours plus tard, il y aurait d'autres élections, les quatrièmes de l'année. Les réunions politiques attiraient beaucoup de monde; c'était moins cher que de s'enivrer ou d'aller au cinéma. Les gens âgés restaient chez eux, dans leurs pauvres maisons humides, à faire du thé faible ou du café malté en parlant sans animation de la Débâcle.

Le 7 novembre, les résultats des élections furent proclamés. Les nazis avaient perdu deux millions de voix. Quant aux communistes, ils avaient gagné onze sièges. Ils possédaient en outre une majorité de plus de 100000 à Berlin.
— Vous voyez, dis-je à Frl. Schroeder, tout ça, c'est grâce à vous.
Nous l'avions persuadée, en effet, de descendre voter à la brasserie du coin pour la première fois de sa vie. Et maintenant elle était aussi ravie que si elle avait gagné à la loterie:
— Herr Norris! Herr Norris! J'ai fait exactement ce que vous m'avez dit, et tout est arrivé comme vous l'aviez prévu! La concierge est dans tous ses états. Ça fait des années qu'elle suit les élections, et elle soutenait que les nazis allaient gagner encore un million de voix ce coup-ci. Je me suis bien payé sa tête, je vous le certifie. Je lui ai dit: «Ha! ha! Frau Schneider! Vous voyez bien que moi aussi je m'y connais en politique!»

Ibid, p.182-183
En mars 1933, comme l'a remarqué Haffner, il fit très beau. Dès le début, il n'y eut aucun doute sur la nature du régime, mais certains s'en accommodaient fort bien:
Au début de mars, après les élections, il fit brusquement doux et chaud.
— C'est Hitler qui nous apporte le beau temps, dit la concierge.
Et son fils nous fit observer en plaisantant que nous devrions être reconnaissants à Van Der Lubbe de ce que l'incendie du Reichstag eût fait fondre la neige.
— Un si beau garçon!… remarqua Frl. Schroeder avec un soupir. Comment, grand Dieu, a-t-il pu faire une chose aussi affreuse?
La concierge eut un reniflement de mépris.

Notre rue avait un aspect tout à fait gai lorsqu'en y débouchant l'on voyait des drapeaux noir-blanc-rouge pendre immobiles aux fenêtres contre le ciel bleu du printemps. Sur la Nollendorfplatz, les gens étaient assis à la terrasse du café, en pardessus, et lisaient les articles concernant le coup d'Etat de Bavière. Gœring s'exprimait à traver le haut-parleur de la radio du coin.
— L'Allemagne est réveillée! déclarait-il.
Un marchand de glace était ouvert. Des nazis en uniforme marchaient à grandes enjambées ça et là, le visage sérieux et composé, comme s'ils avaient été chargés de missions importantes. Les lecteurs de journaux du café tournaient la tête afin de les regarder passer, souriaient et semblaient contents.

Ils souriaient d'un air approbateur à ces jeunes gens aux grandes bottes conquérantes, qui allaient bouleverser le Traité de Versailles. Ils étaient contents parce que ce serait bientôt l'été, parce que Hitler avait promis de protéger les petits commerçants, parce que leurs journaux annonçaient des temps meilleurs. Ils étaient soudain fiers d'être blonds, et frémissaient d'un plaisir furtif, sensuel, comme des écoliers, parce que les juifs, leurs rivaux en affaires, et les marxistes, une minorité vaguement définie de gens dont ils ne se souciaient guère, avaient été jugés, de manière bien satisfaisante, responsables de la défaite, de l'inflation, et qu'ils allaient le sentir passer.

La ville était pleine de chuchotements qui parlaient d'arrestations illégales à minuit, de prisonniers torturés dans les baraques du Sturmabteilung, forcés à cracher sur le portrait de Lénine, à boire de l'huile de ricin, à manger de vieilles chaussettes. Mais ces bruits étaient couverts par la voix puissante, irritée du gouvernement, dont les mille bouches démentaient.

Ibid, p.285 à 287




1 : M'agacent les prophètes rétrospectifs, qui vous annoncent après les événements que ceux-ci "étaient tout à fait prévisibles" (cf. les discours en 2009 sur la chute du mur de Berlin.)

2 : Viktor Klemperer, Lingua Tertii Imperii

Amsterdam

— J'aimerais beaucoup y aller. Ce doit être si calme, si paisible.
— Au contraire, je puis vous assurer que c'est une des plus dangereuses villes d'Europe.
— Vraiment?
— Oui. Si profond que soit mon attachement pour Amsterdam, je soutiendrai toujours que cette ville a trois inconvénients funestes. En premier lieu, les escaliers sont si abrupts dans nombre de maisons qu'il faut louer un montagnard professionnel pour en effectuer l'ascension sans risque d'arrêt du cœur ou de se casser le cou. Ensuite il y a les cyclistes, lesquels infestent littéralement les rues, et semblent se faire un point d'honneur de rouler sans témoigner la moindre considération pour la vie humaine. Pas plus tard que ce matin, je ne l'ai échappé que d'extrême justesse. Troisièmement, enfin, il y a les canaux. En été, vous savez… des plus malsains… Oui, des plus malsains… Je ne saurais vous exprimer ce que j'en ai souffert: les maux de gorge me duraient des semaines d'affilé.

Christopher Isherwood, ''Mr. Norris change de train'', p.24-25, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
(Le livre est paru en 1935.)

Un beau métier

A ses occupations pastorales Amos joignait celle d'«inciseur de sycomores»
Am 7,14, LXX 1.

Chanoine E. Osty, introduction au livre d'Amos, Amos-Osée p.9, Bible de Jérusalem en fascicule (Le Cerf, 1952).

1 : Septante

Portrait de Matthew Arnold

Passant au "Tumulte des mots"1 en décembre, j'ai acheté Matthew Arnold dans la collection Orphée ressuscitée.

La préface de Pascal Aquien est intitulée "La note éternelle de la mélancolie" et commence par une citation de Taine:
Matthew Arnold, critique et poète, fils du célèbre
docteur; inspecteur des écoles primaires à mille
livres sterling par an; grand ami et admirateur de
Sainte-Beuve; grand, poils noirs plantés très bas,
figure tourmentée et grimaçante, mais très courtoise
et aimable.


Préface de Pascal Aquien à Éternels Étrangers en ce monde de Matthew Arnold, édition bilingue Orphée (La Différence 2012)



Note
1: remarque le 3 avril 2016: librairie désormais disparue.

La stabilité d'une société

Revenons au point où la question du Sitz in Leben de la littérature du Proche-Orient a une assise ferme: à l'école. A côté de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, des dispositions sur la manière de se comporter ont été enseignées aux futurs fonctionnaires, qui devaient leur assurer une vie professionnelle couronneé de succès. De tels textes sont désignés comme sagesse au sens étroit du terme et ne se trouvent pas seulement dans l'Ancien Testament (cf. par exemple Pr 25-29), mais également en Mésopotamie, en Egypte (Pr 22,17-23,11 remontent à un livre de sagesse égyptien, cf. Lévêque, p.53-591) et chez les Araméens (Ahiqar, cf. Grelot, p.427-4522). Cette sagesse est caractérisée par la croyance selon laquelle toute bonne action entraîne sa récompense terrestre et tout acte contraire à l'ordre sa punition imminente. Il est évident que ce qui est en jeu ici, c'est la stabilité d'une société; les protagonistes de cette idéologie occupent un rôle privilégié de pilier de l'Etat en vue d'imposer l'ordre proclamé. Les sages des écoles du Proche-Orient ancien étaient bien conscients que la doctrine ne coïncidait pas avec l'expérience. Mais l'expérience n'avait aucune valeur argumentative: on tenait pour juste ce qui était transmis (cf. Job 8,8-10). La protestation contre cette pensée au nom de l'individu, qui sombre dans le procès de l'ordre universel, ne fut possible qu'après la chute de l'Etat judéen dans le livre de Job, et la falsification de la tradition par l'expérience seulement à l'époque hellénistique chez Qohélet.

On conçoit cependant la «sagesse» et le travail des «sages» trop étroitement si on les restreint aux textes communément appelés «écrits de sagesse». Car l'école du Proche-Orient ancien devait introduire sa conception de Dieu, du monde et de l'humain au-delà de la formation professionnelle dans les traditions de la culture. C'est pourquoi de futurs scribes de l'akkadien durent recopier (et apprendre par cœur) Gilgamesh à Meggido à l'âge du Bronze (cf. Bottéro3), et des adeptes du grec l'Iliade dans la Jérusalem hellénistique. Aucune civilisation ne peut survivre longtemps sans «canon éducatif», sans ensemble fondamental de textes et de traditions normatifs.

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in ''Introduction à l'Ancien Testament'', p. 123-124 (Labor et Fides, 2009)
1 : J. Lévêque, Sagesse de l'Egypte ancienne, supplément aux Cahiers de l'évangile 46, Paris 1984

2 : P. Grelot, Documents araméens d'Egypte (Littérature ancienne du Proche-Orient (LAPO)), Paris, 1972

3 : J.Bottéro, L'épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir (L'aube des peuples), Paris 1992

Le cauchemar de Voltaire

Et La Mettrie répéta la phrase terrible de Frédéric: «J'aurai besoin de lui encore un an tout au plus: on presse l'orange et on jette l'écorce.»

Ces mots sont impardonnables. Dès cet instant le mal est fait. Voltaire ne se sent plus en sécurité à Postdam. Les deux amis s'abordent encore l'œil souriant et la lèvre fleurie: Voltaire n'oublie pas l'injure, ni la menace. L'écorce d'orange le poursuit jusque dans son sommeil. Il écrit à sa nièce: «Je rêve toujours d'écorce d'orange, je ressemble assez à celui qui rêvait qu'il tombait d'un clocher et qui se trouvant fort mollement dans l'air disait: pouvu que ça dure.»

Jean Orieux, Voltaire, p.406-407 (Flammarion, 1966)
C'est curieux que ce "pourvu que ça dure", attesté dans la bouche de Madame mère, soit devenu "jusqu'ici, tout va bien". Est-ce dû à la bande originale des Sept mercenaires?

Un lecteur désespéré ou une interprétation un peu rapide?

Mais les livres des prophètes furent aussis lus et transmis à l'école, faute de quoi l'épilogue du livre d'Osée, dû à un lecteur désespéré par les difficultés grammaticales du texte, resterait incompréhensible (Os 14, 10: «Qui est suffisamment sage pour saisir tout ceci, qui est si intelligent pour le comprendre?»)

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in Introduction à l'Ancien Testament, p.125
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