La Yougoslavie, the stuff the Other's dreams are made of

A ma dernière rencontre de bookcrossing (thème : les tragédies du XXe siècle), je suis repartie avec un livre de Jergović, poète et journaliste (journaliste-poète) bosniaque.
Il s'agit de Sarajevo Marlboro, non traduit en français à ce jour. Le préfacier nous présente la Yougoslavie (à nous Occidentaux) en la replaçant dans l'histoire internationale, en essayant de nous donner le bagage minimal pour comprendre une atmosphère et des mentalités (entreprise désespérée en six pages).

A priori, ce n'est pas (encore) traduit en français.
[…] From 1981 to 1989, the same period that saw the Israeli invasion of Lebanon and the first Palestinian uprising, close to 600.000 Kosovars — half the adult population — were arrested, interrogated, interned or reprimanded by Serbian authorities; the future president of Bosnia, Alija Izetbegović, was put on trial (in 1983), along with 13 others, and charged with "hostile and counter-revolutionary acts derived from Muslim nationalism", despite the fact that, as the historian Noel Malcolm notes, the Yugoslav state's deeper fear seemed to derive from Itzebegović's then unequivocal advocacy of "Western-style parliamentary democracy."

During this turbulent period, journalism and literature played an enormous role. On the one hand, people whose mouths had been shut during Tito's reign began rewriting the history of Yusgoslavia through articles and interviews in widely circulated magazines; on the other hand, the Serbian Academy of Letters, its novelists and poets in particular, began manufacturing apocalyptic narratives and imagery to accompany Milošević's very conscious designs to create the Greater Serbia. As a translator in those years, I found it impossible to interest editors in literature from Bosnia. It was only after the war, when Bosnia became "known", that projects I had attempted to initiate could be carried out. But as Bosnia became known, the implications of European and American acquiescence in the cantonization (along ethnic and religious lines), of the democratically elected, multinational and pluralistic state government of Bosnia-Herzegovina, were completely internalized and made to seem like a logical outcome of the actions of people very unlike "us". These experiences, and many others to follow, taught me a lot about our own structures of thought, and the domestic borders we inherit and police.

Given my own involvement in Middle Eastern politics and culture — another region dominated by mythological projections — I intuited certain similarities and patterns to this willful ignorance and retirence. This was embodied by what the Slovenian theorist Slavoj Žižek has called "postmodern" racism, a climate in which "Apartheid is legitimized as the ultimate form of anti-racism, as an endeavor to prevent racial tensions and conflicts". Žižek goes on to write: "In former Yugoslavia, we are lost not because of our primitive dreams and myths preventing us from speaking the enlightened language of Europe, but because we pay in flesh the price for being the stuff the Other's dreams are made of… Far from being the Other of Europe, former Yugoslavia was rather Europe itself in its Otherness, the screen onto which Europe projected its own repressed reverse… Against today's journalistic commonplace about the Balkans as the madhouse of of thriving nationalisms where rational rules of behavior are suspended, one must point out again and again that the moves of every political agent in former Yugoslavia, reprehensible as they may be, are totally rational within the goals they want to attain — the only exception, the only truly irrational factor in it, is the gaze of the West, babbling about archaic ethnic passions". (Why Bosnia? eds Rabia Ali and Lawrence Lifschultz)

Ammiel Alcalay, préface de Sarajevo Marlboro, p.X à XII, eds Archipelago books, 2004
Entre 1981 et 1989, la période même qui connut l'invasion du Liban par Israël et le premier soulèvement palestinien, près de six cent mille Kosovars — la moitié de la population adulte — furent arrêtés, interrogés, emprisonnés ou admonestés par les autorités serbes; le futur président de la Bosnie, Alija Izetbegović, fut jugé, en même temps que treize autres, accusé d'"d'actes hostiles et contre-révolutionnaires issus du nationalisme musulman, malgré le fait que, comme l'historien Noel Malcom l'a relevé, la crainte la plus profonde de l'Etat yougoslave semblait provenir du plaidoyer d'Itzebegović, à l'époque franc et massif, pour une "démocratie parlementaire à l'occidental".

Pendant cette turbulente période, le journalisme et la littérature jouèrent un rôle énorme. D'une part, les gens dont la bouche avait été close pendant les années Tito commencèrent à réécrire l'histoire à travers des articles et des interviews donnés à des magazines à large diffusion; d'autre part, l'Académie serbe de littérature, ses romanciers et ses poètes en particulier, commencèrent à fabriquer des récits et un imaginaire apocalyptiques destinés à accompagner les manœuvres totalement délibérées de Milošević pour créer la Grande Serbie. A l'époque, je découvris en tant que traducteur qu'il était impossible d'intéresser des éditeurs à la littérature en provenance de Bosnie. Ce n'est qu'après la guerre, quand la Bosnie devint "connue", que les projets que je tentais de mettre en branle purent être mener à terme. Mais tandis que la Bosnie devenait connue, les conséquences de l'acquiescement européen et américain au cantonnement (selon des lignes ethniques et religieuses) du gouvernement pluraliste, mutinational et démocratiquement élu de Bosnie-Herzegovine furent totalement intériorisées pour donner l'impression d'être le résultat logique d'actions de personnes très différentes de "nous". Cette expérience, et de nombreuses autres qui ont suivi, m'ont beaucoup appris sur nos propres structures de pensée et les frontières internes dont nous héritons et que nous disciplinons.

Etant donné mon engagement personnel dans la politique et la culture du Moyen Orient — une autre région du monde dominée par des projections mythologiques — je reconnus dans cette ignorance et réticence délibérées certains motifs et similarités. C'est ce qui se présente sous la forme de ce que le théoricien slovène Slavoj Žižek a appelé le racisme "postmoderne", un climat dans lequel «l'Appartheid est légitimé comme la forme la plus achevé de l'anti-racisme, comme le comportement destiné à prévenir les tensions raciales et les conflits». Žižek continue en écrivant: «Dans l'ex-Yougoslavie, nous sommes perdus, non parce que nos rêves et nos mythes primitifs nous empêcheraient de parler le langage éclairé de l'Europe, mais parce que nous payons le prix d'être l'étoffe dont les rêves de l'Autres sont tissés… Loin d'être l'Autre de l'Europe, l'ex-Yougoslavie était plutôt l'Europe elle-même dans son Altérité, l'écran sur lequel l'Europe projetait son propre envers réprimé… Contre le cliché journalistique actuel des Balkans comme une maison de fous où, toutes règles de comportement rationnel suspendues, fleurissent les nationalismes, il faut souligner encore et encore que les actes de n'importe quel agent politique en ex-Yougoslavie, aussi répréhensibles fussent-ils, étaient totalement rationnels, en accord avec le but qu'ils visaient — la seule exception, le seul élément réellement irrationnel en eux, est le regard de l'Ouest porté sur eux, babillant à propos de passions ethniques archaïques.» (Why Bosnia? édition Rabia Ali and Lawrence Lifschultz)

Le Quinconce de Charles Palliser

Je viens de passer cinq jours à relire Le Quinconce — pour la troisième fois en vingt ans. (Je me souviens de la première fois: quasi deux nuits blanches d'affilée pour m'apercevoir à la fin que j'avais manqué l'essentiel — que je n'avais pas soupçonné l'essentiel).

Cette fois-ci je pense avoir fait le tour. Il reste des questions sans réponse, ou plutôt avec plusieurs réponses, mais je ne suis pas assez passionnée pour y passer davantage de temps.

Dans les premières pages du livre:
And then in the attempt to see more, I poked the weed and pebbles with a stick, and only raised a dark cloud that obscured everything. And though it seems to me that the recollection is like that clear runlet, yet I have set myself to search back into my memory.

Charles Palliser, The Quincunx, p.7 (Penguin, 1990)
«Et dans la tentative d'en voir davantage, je déplaçai les plantes et le gravier avec un bâton, et ne fis que soulever un nuage sombre qui obscurcit tout. Et bien qu'il me semble que les souvenirs ressemblent à ce clair ruisseau, j'ai décidé de fouiller dans ma mémoire.» (traduction personnelle, je n'ai pas sous la main la version française aux éditions Phébus).

Vers la fin du live, à la mort d'une vieille dame:
For I understood now that I could continue for ever to ear new and more complicated versions of the past without ever attaining to a final truth.

Ibid., p.1029
«Car je comprenais maintenant que je pouvais continuer éternellement d'écouter de nouvelles versions plus intriquées du passé sans jamais atteindre à une vérité définitive.»

Le roman couvre cinq générations (de 1740 à 1830, d'après mes reconstitutions) et une grande partie de l'intrigue repose sur le fait que les dates de naissance transcendent les générations (un oncle peut avoir l'âge de ses neveux ou de ses petits-neveux); d'autre part, chacun est potentiellement fils, père, frère, oncle, grand-père, arrière-grand-père.
Par ailleurs, l'auteur nous ment par omission. Mais le lecteur ne s'en aperçoit qu'au fur à mesure, et quand il commence à se dire qu'il faudrait qu'il fasse attention, que l'auteur ne cherche pas à l'aider mais à le perdre, il est déjà très avancé dans le livre et il n'a pas forcément le courage de recommencer en prenant des notes…

La traduction française comporte une postface (à lire à la fin, ne trichez pas). Il y est précisé que le livre fut écrit durant le thatchérisme. La pauvreté qu'il décrit (une pauvreté à la Dickens avec la crudité des descriptions modernes) a été interprétée comme une lecture par l'auteur de son époque.
L'étonnant, c'est que lu vingt ans plus tard, il décrit une bulle spéculative gonflée par des crédits "pourris" appuyés sur des opérations immobilières…

Je me souviens de ma lecture (en 1993) de la postface française écrite par l'auteur. La fin du livre m'avait plongée dans les interrogations, alors imaginez mon désarroi en lisant la fin de la postface:
Quant à moi, je continue à découvrir mon roman à la faveur des explications qu'on veut bien me réclamer ici et là, par écrit ou oralement, et je tire les leçons les plus surprenantes des rencontres que l'on me ménage avec mes lecteurs. J'ai ainsi goûté l'étrange plaisir de me retrouver assis dans une librairie […] en train de discuter de l'intrigue avec deux inconnus passionnés qui connaissaient bien mieux que moi les arguments pour ou contre telle ou telle interprétation de mon œuvre. Et qui se lancèrent dans une farouche discussion sur le sens du dénouement: outre qu'ils s'opposaient dans leur analyse de la situation et des véritables motivations d'Henrietta, ils faisaient chacun une lecture diamétralement opposée de la dernière phrase, celle-là même qui avait contraint l'un de mes amis à reprendre le livre à la première page. Celle-là même qui a dû donner tant de fil à retordre au pauvre traducteur suédois.

Charles Palliser, Le Secret des cinq roses, Le Quinconce T5, p.210, 211 (Phébus, 1992)
Je suis désormais condamnée à chercher non une, mais deux, solutions à l'énigme (ou peut-être à poser l'énigme de façon différente afin que deux réponses puissent être apportées).
Pour l'instant, je n'en ai qu'une.
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