E. Régniez à la maison de la poésie

Notre château "marche" bien, avec maintes critiques positives sur les blogs et par les libraires, dont celle-ci sur France-Culture.

Pour ma part, no spoil, je ne dirai que quelques mots: une atmosphère proche du Tour d'écrou dans les premières pages, beaucoup de travail sur le rythme et le son qui fait qu'il n'est pas étonnant que la maison de la poésie ait proposée une lecture en musique du livre.

J'arrive en retard (comme d'hab) mais à temps (comme souvent). Le spectacle est en train de commencer: un violoncelle, Sébastien Maire, un synthétiseur (à double clavier, nous fera-t-on remarquer plus tard), Julien Jolly, et une voix, Lucie Elpe. La lecture commence par «jeudi 31 mars», c'est-à-dire exactement aujourd'hui: bravo, Emmanuel Régniez, ce n'était possible que tous les six ans!

J'ai lu le livre il y a plus d'un mois. Je reconnais les mots, j'ai des sensations de manque sans être capable de repérer toutes les coupures. Y a-t-il eu ce que j'appelle in petto "le père d'Hamlet", la cigarette dans la bibliothèque? et le scandale du mensonge, a-t-il été mis en scène? Cinq jours plus tard (j'écris cinq jours plus tard) je ne sais plus, impressions fantômatiques d'un livre fantômatique, obsessions renforcées par la musique obsessionnelle. C'était une lecture très réussie, l'harmonie entre texte et musique était parfaitement réalisée (est-ce enregistré ou perdu à jamais?), lecture qui a pris garde de s'arrêter au deux tiers du livre, de ne pas dévoiler la fin, de ne pas mettre sur la piste.

La lumière se rallume. La salle est remplie et je suis surprise de la jeunesse du public: voilà qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps (voire jamais arrivé). Quelques questions. Nous apprenons que Lucie Elpe travaille au Tripode et paraît avoir un caractère bien trempé (rires dans la salle). Julien Jolly habituellement batteur travaille avec Olivier Py. Frédéric Martin monte sur scène pour dire quelques mots, E. Régniez se prête aux questions avec sa gentillesse coutumière (un peu surprise que le "gueuloir" n'évoque rien à certains). Il parle d'Eakins — les photos de la fin du livre —, de Couperin et de la musique de Barry Lyndon.

Un verre de vin plus tard, je m'éclipse.

Poésie du gérondif

J'ai lu Minaudier à cause (grâce à, mais j'ai toujours envie de crier: «tout est de sa faute!») de Guillaume. Si donc vous voulez des informations sérieuses, lisez son billet ou écoutez cette émission.

En réalité, je suis incapable de comprendre ce livre. Je suis incapable de comprendre comment il est possible de parler une langue étrangère (comment réfléchir à la façon de parler en même temps qu'on parle ou comment ne pas réfléchir à la façon de parler en parlant: les deux me paraissent également impossibles). Je suis une handicapée du langage; dès que je suis fatiguée il se défait en moi et je deviens incompréhensible (mon entourage parle de la nécessité d'"avoir le décodeur VS"), et si vous me laissez une semaine avec des étrangers parlant parfaitement français (en colloque, par exemple), un français pur au vocabulaire choisi, un français élégant à peine désuet, je n'arrive plus à parler du tout à force d'essayer de comprendre comment ils font: comment font-ils pour maîtriser ma langue que je n'arrive à parler qu'à condition de ne pas y réfléchir?

Je vais donc parler d'autre chose, de la passion de Minaudier pour Vialatte et les éditions De Gruyter-Mouton. Ce sont des passions non dissimulées, puisque le livre commence ainsi: «Alexandre Vialatte a donné de l'homme une définition éternelle autant qu'irréfutable: «Animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue de la Glacière».
Et il se termine par: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi», ce qui est, vous l'avez tous reconnue, une variation sur la dernière phrase des chroniques de Vialatte dans La Montagne.

Quant aux éditions De Gruyter-Mouton… Ah, les éditions De Gruyter-Mouton… (nom écrit en petites capitales, ce que je ne sais pas faire dans ce blog).
Voici comment nous les présente Jean-Pierre Minaudier:
Quel intérêt, quelle volupté peut-on trouver à collectionner les grammaires, sans faire, dans l'immense majorité des cas, la moindre tentative pour parler les langues en question, ni même pour aller les étudier en bibliothèque? D'abord, ce sont souvent de bien beaux livres — mention spéciale à ceux des éditions berlinoises de De Gruyter-Mouton, auprès desquels un Pléiade a l'air d'un livre de poche sri lankais: ces pages proclameront leurs louanges à la face des cieux.

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, p.10-11, éditions du Tripode, 2014
Et Minaudier va faire exactement cela: proclamer leurs louanges à la face des lecteurs au fil des notes de bas de page (note 11 : «Par ailleurs, ce livre se veut une défense et une illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié.»)
Reprenant ma passion de compilatrice, voici donc La liste des louanges. (Les numéros représentent le numéro de la note).
4. […] Karen Rice: Slave, admirables éd. De Gruyter-Mouton […]

18. […] Hein Van der Voort: A Grammar of Kwaza, fondamentales éd. De Gruyter-Mouton […]

20. […] Knut Olawski: A Grammar of Urarina, inestimables éd. De Gruyter-Mouton […]

31. […] Lyle Campbell:The Pipil Language of El Salvador, indispensables éd. De Gruyter-Mouton […]

51. […] Jeanette Sakel: A Grammar of Mosetén, infiniment vénérables éd. De Gruyter-Mouton […]

54. […] Osahito Miyaoka: A Grammar of Central Alaskan Yupik (C.A.Y.), éd. De Gruyter-Mouton (elles sont le sel de la terre) […]

60. […] José Ignacio Hualde et Jon Ortiz de Urbina: A Grammar of Basque, éd. De Gruyter-Mouton (qu'elles vivent longtemps, pour faire le bonheur du monde) […]

62. […] Gabriele Carlitz: Marquesan: A Grammar of Space, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant les ait en sa très sainte garde) […]
et […] Desmond C. Derbyshire & Geoffoy Pullum (eds): Handbook of Amazonian Languages, vol.1, éd. De Gruyter-Mouton (que tous les saints du paradis intercèdent en leur faveur au jour du Jugement) […]

65. […] Birgit Hellwig: A Grammar of Goemai, éd. De Gruyter-Mouton (que la bénédiction des cieux plane éternellement sur elles et sur leur race) […]

72. Patience Epps: Hup, éd. De Gruyter-Mouton (que des fleuves de miel, des lacs de salidou et des océans de Nutella les récompensent de leurs bienfaits) […]

74. […] Sebastian Fedden: A Grammar of Mian, éd. De Gruyter-Mouton (tous les prophètes ont annoncé leur épiphanie dans des transports de joie) […]

75. […]Robert E. Hawkins: "Wai Wai", dans Derbyshire & Pullum (eds): op.cit., vol.4, éd. De Gruyter-Mouton (puissent les anges descendre chaque jour à la Maison Fréquentée pour réciter leur nom et leurs mérites!) […]

78. […] Anne-Marie Brousseau & Claire Lefebvre: A Grammar of Fongbe, éd. De Gruyter-Mouton (que le règne, la puissance et la gloire leur appartiennent pour les siècles des siècles) […]

79. […] Claire Louise Bowern: A Grammar of Bardi, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant leur accorde une belle part dans ce monde ainsi qu'une belle part dans l'au-delà, et les protège contre le châtiment du feu) […]

81. […] L'absence d'adjectifs dans de nombreuses langues est le sujet d'un célèbre article de R.M.W. Dixon: "Where Have all the Adjectives Gone?" (à lire en écoutant Pete Seeger), dans Where Have all the Adjectives Gone? and Otehr Essays in Semantics and Syntax, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme le nectar, l'ambroisie et le gloubi-boulga, soit sur la bouche du Seigneur à l'heure où les Justes recevront leur récompense, et qu'il y ait pour elles un jardin ceint de murs au septième ciel) […]

82. […] Amy Miller: A Grammar of Jamul Tiipay, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme l'odeur de la terre après la pluie, sorte de mes lèvres avec mon dernier souffle, et qu'il brise à jamais le silence éternel des espaces infinis) […]

89. […] Une autre description du trio par Sergio Meira, censée paraître en 2010 aux éd. De Gruyter-Mouton (leur place est sous le trône de Dieu, dans un coffet de vermeil serti d'émeraudes!) […]

99. […] Nicholas D.Evans: A Grammar of Kayardld, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l'éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu'à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y'a plus de place) […]

La dernière phrase p.130, déja citée, est l'objet du dernier appel de note: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi.»
100. Comme le centième nom du Seigneur pour les musulmans, la centième note de bas de page est ineffable: ce n'est pas une note parmi d'autres, c'est la Note. Elle figure au Ciel sur un voile tissu d'or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant des règles de grammaire luangiua sur l'air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage. Une secte chiite de La Garenne-Colombes tient de l'Arabe Abdul al-Hazred qu'Elle porte sur la syntaxe irrégulière des évidentiels en haïda, mais deux versets abrogés du Livre des morts tibétain, sur lesquels Borges est tombé par hasard en cataloguant la bibliothèque de Babel, assurent qu'Elle évoque l'existence d'une langue sans consonnes au Texas et en Australie. Un mystique sépharade lapon en retraite spirituelle en France a vu le ciel s'entrouvrir et des lettres de feu, juste au-dessus du Moulin Rouge, lui révéler qu'Elle fait allusion à l'absence de genre grammatical en itelmen; et de très anciens sages coptes de Haute-Égypte racontent, si on leur paie le raki, qu'une mystérieuse inscription en bourouchaski archaïque, ciselée sur un chapiteau du Second Temple réemployé dans la grande mosquée du Caire, affirme que celui qui L'aura lue pénétrera les mystères de la Création, entendra le chant des sphères, supportera l'humour de l'auteur de ces lignes, parlera basque sans effort et verra la face de Dieu.
Il est possible que ce long florilège, en acquérant une certaine lourdeur au fil des citations, desserve plus qu'il ne serve Minaudier: en effet, ce n'est pas fait pour être lu ainsi, mais pour être découvert au fil des pages. Mais l'art de la louange (comme celle de la malédiction: quelle joie de découvrir une belle malédiction) est peu pratiqué et je voulais en conserver une trace ici. Je laisse à chacun apprécier si l'humour de l'auteur relève davantage de l'esprit potache ou de la crainte de devenir trop sérieux.
Et je me demande si les éditions du Tripode ont songé à envoyer un exemplaire de Poésie du gérondif aux éditions De Gruyter-Mouton — étant bien sûre que quelqu'un y lit le français.

Est donnée à la fin une liste de livres en français pour s'initier à la linguistique descriptive. L'une des idées fortes du livre est que les façons de dire et de voir le voir le monde sont étroitement corrélées. Voici une dernière citation qui illustre cette idée:
Il existe une polémique célèbre sur les catégories de l'être selon Aristote: dans un article paru en 1958, le linguiste Émile Benveniste a fait remarquer qu'elles correspondent exactement aux différents sens du verbe «être» en grec ancien, et donc que dans une langue sans verbe «être», Aristote était inconcevable. On lui a répondu qu'il a été possible de traduire Aristote en japonais, langue qui n'a pas de verbe «être», et de trouver une traduction plausible à chacune de ses catégories. […] Quelques langues, comme le nez-percé de l'Idaho et (dans certaines constructions) le mosetén de Bolivie, ne font carrément pas la différence entre «être» et «avoir»: cela aurait sans doute posé quelques problèmes aux Aristotes locaux, et doit en poser de sérieux aux traducteurs51.

Ibid, p.63, éditions du Tripode, 2014


Note
51: […] Comment s'en sort-on dans les langues qui ne distinguent pas «être» et «avoir»? Sans aucun problème dans l'immense majorité des cas: dans la phrase «Mon beau-frère X un crétin», il est évident que X est le verbe «être»; dans la phrase «Mon beau-frère Y un ordinateur», il est évident, sauf dans la science-fiction la plus débridée, que Y est le verbe «avoir». La tournure n'est ambiguë que dans de rares cas, du genre: «Ma voisine Z une grosse vache» — encore faut-il que le contexte rende plausible qu'elle exerce la profession d'agricultrice (sinon, Z est forcément «être»), et que par ailleurs il n'ait pas été mentionné qu'elle possède le sex-appeal de Marilyn Monroe, l'humour de Woody Allen, la conversation de Voltaire et PhD de physique quantique (s'il y a eu une mention de cet ordre, Z est forcément «avoir»). Du reste, les ambiguïtés ne sont pas forcément des handicaps: parmi les ressources les plus précieuses du langage, mais aussi les plus variées d'une langue à l'autre, figurent le double sens, le jeu de mots, le calembour.
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