Max Weber et Karl Marx philosophes

Le propre de Weber est de n'avoir fait «école» à aucun égard1. Les écrits de Marx ont donné à toute une classe de l'humanité actuelle la conscience d'être investie d'une mission relevant de l'histoire de l'homme et en sont venus à exercer, à travers Lénine, une influence sur l'histoire mondiale. Quant à Max Weber, peu de temps après sa mort, il fait déjà figure d'un représentant du «libéralisme» politique et scientifique, qui aurait survécu à ce même libéralisme. Il apparaît comme le représentant traversé de contradictions d'une époque de la bourgeoisie qui a atteint son terme, comme l'homme qui «toujours revient lorsqu'une époque, tendant à son terme, rassemble encore une dernière fois ses valeurs».

Mais ce manque d'efficience et de portée apparent n'empêche pas que le travail fragmentaire de Weber, accompli une vie durant, tout comme son existence, embrassent la totalité de notre époque. Comme Marx, il traita des masses prodigieuses de matériaux scientifiques et il suivit avec une passion semblable les événements politiques du jour. Tous deux disposaient de la capacité d'agir et d'écrire avec démagogie, mais tous deux étaient aussi, dans le même temps, des auteurs d'ouvrages presqu'illisibles où la progression de la pensée semble souvent se perdre dans les sables tant elle est submergée par le matériau et les annotations. C'est avec une minutie excessive et impitoyable que Weber suit les théories de n'importe lequel de ses contemporains, si médiocre soit-il, et que Marx enfume le nid de guêpes de la «sainte famille». Dans un cas comme dans l'autre, une acribie scientifique et une agressivité personnelle s'abattent sur un détail apparemment insignifiant. De courts articles deviennent des livres inachevés, de sorte que l'on s'interroge: quel est ce nerf de la vie qui donne lieu à une telle véhémence, toujours égale, qu'il s'agisse d'une procédure quotidienne ou d'une nomination académique, de la critique d'un livre ou de l'avenir de l'Allemagne; qu'il s'agisse d'un différend avec les services de la censure de l'Etat du Rhin ou avec un certain «Monsieur Vogt», qu'il s'agisse de Lassalle ou de Bakounine, ou encore du destin du prolétariat dans le monde? Apparemment, ce nerf de la vie venait de ce qu'à chaque fois il en allait d'un «tout» et, pour cette raison, de toujours la même chose — chez Weber, du sauvetage de la «dignité» humaine; chez Marx, de la cause du prolétariat; dans les deux cas donc, de quelque chose qui ressemblerait à une «émancipation» de l'homme. La passion présente dans leur attitude critique et l'impulsion à l'origine de leur recherche scientifique étaient, en même temps, leur objectivité2. C'est par une référence à Prométhée: «contre tous les dieux célestes et terrestres» que Marx clôt l'avant-propos de sa dissertation; quant à l'attitude critique de Weber à l'égard des tendances religieuses du cercle de Stefan George3, elle aussi trouvait sa justification dans la responsabilité de soi — et, cependant, pour Marx et Weber, l'«athéisme» était quelque chose de fondamentalement différent. Ce qui, pour tous les deux, était en dernière instance déterminant dans leur travail scientifique procédait d'une impulsion parfaitement transcendante à la la science en tant que telle, et cela, pas seulement chez Marx qui fut conduit par le projet d'être «habilité» à intervenir dans le champ politique, mais chez Weber également dont le parcours, à l'inverse, le conduisit de la politique à la science. La signification séculière de la prophétie a été l'un des thèmes spécifiques des recherches scientifiques de Weber. Ce qui ne l'empêche pas de rejeter le Manifeste communiste, puisque celui-ci entendait se différencier de tout socialisme «utopiste» en ce que, précisément, il prophétisait à partir d'une intelligence des choses (Einsicht) purement «scientifique». Lui qui, en tout premier lieu, accédait à une compréhension de lui-même en se référant à l'analyse de la prophétie du judaïsme antique4, rejetait le Manifeste précisément dans la mesure où, à ces yeux, il représentait un «document prophétique» et non une simple «contribution scientifique de premier rang»5. Dans les deux cas, l'impulsion à proprement parler de leurs recherches «historiques» était la prise (Ergreifen) directe sur les «réalités» contemporaines, orientée en fonction des chances d'une emprise (Eingreifen) politique. Chez ces deux auteurs, le charisme du «prophète» était lié à ces facultés de «journaliste», d'«avocat» et de «démagogue» que Weber définissait comme les qualités spécifiques du politicien de métier de la modernité. Mais alors que, pour Weber, «science» et «politique» étaient dissociées — et, dans le fond, il les dépassait toutes deux, l'une en tant que science spécialisée, l'autre en tant que politique partisane, tout en défendant néanmoins le point de vue du «spécialiste» à l'intérieur de chacune d'elles — pour Marx, elles s'appariaient dans l'unité du «socialisme scientifique», dans l'unité d'une pratique théorique et d'une théorie pratique6. Empreints de la conscience de cette division et de cette unité de la science et de la politique, Weber comme Marx embrassaient le tout du comportement pratique et théorique et étaient de cette manière précisément, dans le même temps, quelque chose d'autre et de plus que de purs théoriciens, même s'ils n'en étaient pas moins, l'un comme l'autre, homme de «science». Ce que le jeune Marx disait de lui-même: «Les idées que notre esprit conquiert, au contact desquelles l'entendement a forgé notre conscience, sont des chaînes dont on ne s'arrache pas sans se déchirer le cœur, ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre qu'en se soumettant à eux7», Weber, qui n'a eu de cesse de suivre son «démon», aurait pu, lui aussi, le dire à son propre sujet. Parce qu'ils étaient des hommes de science, dont l'entendement s'était forgé en se soumettant à l'exigence de leur conscience, on a pu leur donner le nom de «philosophes» entendu dans un sens inusité et inhabituel: ils n'étaient pas amants de la «sagesse». Que tous deux aient été — sans le vouloir — des philosophes en un sens particulier vient de ce qu'ils présumaient que la philosophie académique était soit de la «logique» soit de la «théorie de la connaissance», c'est-à-dire, de manière générale, une «philosophie de disciplines spécialisées».

«Pour beaucoup d'entre nous, Max Weber apparaissait comme un philosophe […]. Cependant, s'il était un philosophe, alors il était peut-être le seul philosophe de notre temps et il l'était dans un sens différent de celui dans lequel n'importe qui d'autre peut être philosophe aujourd'hui […]. Dans sa personnalité, toute l'époque était présente, son mouvement, sa problématique; en elle, les forces de l'époque prenaient une vitalité extrêmement déterminée et une clarté inhabituelle. Il était représentatif de ce que fut notre temps et l'était d'une manière substantielle […]. Sa présence nous faisait prendre conscience de ce que, aujourd'hui aussi, l'esprit pouvait exister sous des formes accédant à un degré suprême8

Et, tout comme le faisait ce contemporain à propos de Weber, un contemporain du jeune Marx énonçait à propos de ce dernier le jugement suivant:

«Ce fut là une apparition qui, bien que j'évolue précisément dans le même domaine, m'a fait une très forte impression; succintement, tu peux te préparer à faire la connaissance du plus grand, peut-être de l'unique philosophe authentique vivant aujourd'hui qui, prochainement, lorsqu'il fera publiquement son entrée en scène (à traver des écrits ou depuis une chaire), attirera sur lui tous les regards de l'Allemagne […]. J'ai toujours souhaité voir un tel homme devenir professeur de philosophie, je commence seulement à sentir à quel point je suis un néophyte en matière de philosophie vraie9

Pour tous deux, la sociologie n'était pas une discipline cantonnée à l'intérieur d'une science spécialisée. Il serait par conséquent parfaitement absurbe de vouloir reverser l'universalité originelle de leur questionnement sociologique dans un «sociologisme» qui outrepasserait les limites de la sociologie spécialisée: ce questionnement, en réalité, exprime la métamorphose de la philosophie de l'esprit objectif de Hegel devenue analyse de la société humaine. Et, à vrai dire, le Capital prétendait n'être rien d'autre qu'une critique de «l'économie politique» bourgeoise et la sociologie de Weber, qu'une science spécialisée.

«Mais c'est une science spécialisée merveilleuse: elle est sans domaine de matière propre, car toute sa matière a, auparavant, déjà été travaillée par d'autres sciences qui, elles, ne sont effectifement que spécialisées; c'est une science spécialisée qui devient effectivement universelle puisque, comme le faisait autrefois la grande philosophie, elle fait travailler pour elle toutes les autres sciences et les fait fructifier — dans la mesure où celles-ci ont quelque chose à voir avec l'homme […]. [Cette sociologie est] la forme scientifique que tend à prendre la connaissance de soi (en tant qu'elle est connaissance de soi sociale) dans le monde présent […]. La conception matérialiste de l'histoire de Marx qui a représenté le premier pas dans la connaissance de soi du capitalisme, Max Weber l'a admirée parce qu'il voyait en elle une découverte scientifique et il en a tiré un enseignement décisif10

Ainsi tous deux étaient-ils des sociologues en un sens supérieur, c'est-à-dire des sociologues philosophes, et cela, non parce qu'ils auraient fondé une «philosophie sociale» particulière, mais parce que, en réalité et conformément à leur premier motif de recherche, sous le titre de «capitalisme», tous deux mettaient en question sur un plan scintifique les conditions de vie présentes au vu d'une problématique factuelle de notre existence humaine. Tous deux — Marx de manière directe et Weber de manière indirecte — fournissaient une analyse critique de l'homme contemporain de la société bourgeoise en suivant comme un fil conducteur l'étude de l'économie capitaliste et bourgeoise fondée sur ce savoir éprouvé par l'expérience que l'«économie» est devenue un «destin» de l'homme. Exactement de la même manière que Weber se conformait à une vision globale de la tendance propre à l'évolution universelle de la culture occidentale et disait: «Et ainsi en va-t-il aussi de la puissance qui pèse le plus comme un destin sur notre vie moderne: le capitalisme» (Sociologie des religions, p.4, fr: p.493), Marx se demandait dans L'Idéologie allemande: «Comment se fait-il que le commerce, qui n'est rien de plus que l'échange de produits isolés issus de différents individus et pays […], domine le monde tout entier — en une relation qui […], semblable au destin antique, plane sur la terre et qui, d'une main invisible, fonde des empires, détruit des empires, fait naître et disparaître des peuples»11. A cette question, évidemment, Marx a aussitôt apporté une réponse en indiquant un chemin sur lequel les hommes doivent «reprendre en leur pouvoir leur mode de comportement réciproque» — quand Weber, lui, n'a su opposer qu'un «diagnostic» à cette thérapie12. Cette différence inhérente à leur interprétation du capitalisme se manifeste dans le fait que Weber l'analyse du point de vue, neutre en soi et cependant équivoque dans l'appréciation qu'il en propose, d'une «rationalisation» universelle et inéluctable. Marx, à l'inverse, l'analyse du point de vue nettement négatif d'une «aliénation de soi» universelle et cependant susceptible d'être inversée.

Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, 1932, p.48-55 dans l'édition Payot (2009).





1 : Cf. Paul Honigsheim, «Der Max-Weber-Kreis in Heildeberg», dans Kölner Vierteljahrshefte für Soziologie, V, 3, 1956.

2 : Dans les conférences sur la science et la politique comme profession et vocation, Weber fait lui-même référence de manière répétée au rapport intime qu'il y a entre passion et objectivité (Gesammelte politische Schriften, Munich, Drei Masken Verlag, 1921, p.404, 435; La Science, profession & vocation, éd. et trad. par Isabelle Kalinowski, éd. Agone, Marseille, 2005, (fr.) p.20-23). L'interprétation de ce rapport est donnée par Hegel dans l'Introduction à la philosophie de l'histoire.

3 : Poète charismatique, Stefan George (1868-1933) avait constitué un cercle autour de lui, qui se considérait comme une Ecclesia invisiblis. La constitution de son cercle fut un acte totalement religieux, comme le souligna Weber. Le sociologue, qui décrivait Stefan George comme un «prophète de l'art», censé défendre l'idée pour elle-même, dénonçait dans le même temps chez les membres de ce cercle leur tendance à briguer des positions académiques, qui en faisait en réalité des «prophète de valeurs» «rentiers», légitimant les hiérarchies traditionnelles du mondes social (voir Isabelle Kalinowski, La Science, profession & vocation, op. cit., p.181-183) (N.d.T.).

4 : Cf., sur ce sujet, la dissertation de Christophe Steding de 1931, Politik und Wissenschaft bei Max Weber (Wilhelm Gottlieb Korn, Breslau, 1932), dans laquelle est notamment établie de manière convaincante quelleétait la compréhension historique que Weber se forgeait de lui-même en se référant à l'interprétation de la prophétie dans le judaïsme antique (voir par exemple Religionssoziologie III, Mohr, Tübingen, 1923, p.319 sq.).

5 : Cf. «Le socialisme», dans Œuvres politiques (1895-1919), éd. par Elisabeth Kaufmann, trad. par Elisabeth Kaufmann, Jean-Philippe Mathieu et Marie-Ange Roy, Albin Michel, Paris 2004, p.474.>).

6 : Cf. sur le sujet Iwan Luppol, Lenin und die Philosophie, «Marxistische Bibliothek», vol.15, Verlag für Literatur und Politik, Vienne et Berlin, 1929, p.8 et sq.

7 : Gazette rhénane, 16 octobre 1842 (N.d.T.).

8 : Extrait du discours commémoratif sur Max Weber de Karl Jaspers à Tübingen en 1921. Karl Jaspers, «Max Weber», dans: Rechenschaft und Ausblick, Piper, Munich, 1951, p.4.

9 : Extrait d'une lettre de Moses Hess, rédigée en 1841, au moment où il fondait la Gazette rhénane et adressée à Berthold Auerbach, Marx-Engels Gesamteausgabe, Berlin, I, 1/2, p.260 sq.

10 : Karl Jaspers, «Max Weber», op. cit.

11 : Tout comme Marx, Lassale définit aussi les lois du marché comme «le froid destin antique du monde bourgeois».

12 : Cf. Erich Wolf, «Max Webers ethischer Kritiszismus und das Problem der Metapysik», Logos 1930, p.359-375.

Limerick cannibale

Pour Pierre Boyer / Jean-Yves Pranchère, ce premier billet d'une anthologie cannibale à rassembler.
Autre exemple de forme simple, tout en fabula: les limericks d'Edward Lear :

There was an Old Man of Peru
who watched his wife making a stew:
But once by mistake
In a stove she did bake
That unfortunate man of Peru.


c'est-à-dire:

Il était une fois un vieil homme du Pérou
Qui regardait sa femme mijoter du ragoût ;
Mais un jour par erreur, la sotte
le fit blanchir à la cocotte,
Cet infortuné vieil homme du Pérou.


Racontons cette histoire comme l'aurait relaté le New York Times: «Lima, 17 mars. Hier, Alvato Gonzales, 59 ans, deux grands enfants, employé à la Peruvian Chemical Bank, a par erreur été cuisiné par sa femme, Lolita Sanchez de Medinaceli, au cours de la préparation d'un plat local typique…»

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.41, traduction de Myriem Bouzaher - Livre de poche, 1996

Le docteur Jean Puyaubert

En 1997, il y avait quelques moteurs de recherches, Google n'existait pas encore (27 septembre 1998). Vérifier que Desnos avait bien écrit La Place de l'Etoile ou que Jean Jausion avait réellement existé était plus long, voire assez difficile.
Les quelques vérifications rapidement menées aujourd'hui montrent un travail de recherche minutieux et un souci maniaque du détail. Quelle est donc la part de la fiction? Faut-il croire que Modiano a réellement rencontré Jean Puyaubert ou n'est-ce qu'un nom qu'il a trouvé autour des surréalistes?
Et sur la rive droite, à Montmartre, rue Caulaincourt, en 1965, je restais des après-midi entiers dans un café, au coin du square Caulaincourt, et dans une chambre de l'hôtel, au fond de l'impasse, Montmartre 42-99, en ignorant que Gilbert-Lecomte y avait habité, trente ans auparavant…

A la même époque, j'ai rencontré un docteur nommé Jean Puyaubert. Je croyais que j'avais un voile aux poumons. Je lui ai demandé de me signer un certificat pour éviter le service militaire. Il m'a donné rendez-vous dans une clinique où il travaillait, place d'Alleray, et il m'a radiographé: je n'avais rien aux poumons, je voulais me faire réformer et, pourtant, il n'y avait pas de guerre. Simplement, la perspective de vivre une fie de caserne comme je l'avais déjà vécue dans des penssionnats de onze à dix-sept ans me paraissait insurmontable.

Je ne sais pas ce qu'est devenu le docteur Jean Puyaubert. Des dizaines d'années après l'avoir rencontré, j'ai appris qu'il était l'un des meilleurs amis de Roger Gilbert-Lecomte et que celui-ci lui avait demandé, au même âge, le même service que moi: un certificat médical constatant qu'il avait souffert d'une pleurésie — pour être réformé.

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.98-99, Gallimard, 1997

Les indications de temps dans les premières pages de Dora Bruder

Le début de Dora Bruder ne permet pas immédiatement de déterminer à quelle époque écrit (ou raconte) le narrateur. Certes, il est toujours possible de soutenir que cela n'a pas d'importance, à cela près que les indications de temps sont si nombreuses qu'il devient évident que l'auteur nous invite à une reconstitution, en somme à mener notre propre enquête à l'intérieur des pages.

Première phrase du livre:
Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique: «D'hier à aujourd'hui».

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.9, Gallimard, 1997
Il y a huit ans, mais à partir de quand? Le narrateur écrit au moins après 1950 ou 1951 (janvier 42 + 8). Cette estimation est dépassée dès la page suivante: «Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958.» (p.10)

Donc le narrateur écrit en 1958 ou après.
Deux phrases plus loin: «J'étais dans ce quartier l'hiver 1965» (p.10); et une page plus loin: «L'immeuble du 41, précédant le cinéma, n'avait jamais attiré mon attention, et pourtant je suis passé devant lui pendant des mois, des années. De 1965 à 1968.» (p.11)

En 1968 le narrateur ne remarquait pas l'immeuble, il ne connaissait donc pas le nom de Dora Bruder, ce qui est confirmé en partie à la page 12: «En 1965, je ne savais rien de Dora Bruder».
Sa lecture du numéro de Paris-Soir du 31 décembre 1941 date donc de 1976 au plus tôt.

A la page suivante, apparaît la date la plus proche qui puisse être possible: 1996 pour un livre paru en 1997: «Je suis retourné dans ces parages au mois de mai 1996» (p.13) ce qui ne permet toujours pas de savoir à quel moment le narrateur a lu Paris-Soir.
Aussitôt survient la date la plus lointaine du livre: 1881 (p.14). Cet intervalle, de 1881 à 1996, délimite l'espace temporel du récit.

De reconstitutions imaginées en recherche de pièces, de preuves, de témoins, nous arrivons à la page 43 qui donne enfin la date recherchée: «Elle [une témoin possible] est morte en 1985, trois ans avant que je connaisse l'existence de Dora Bruder»: la lecture a donc eu lieu en 1988, ce qui est confirmé p.54: «En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder, dans le Paris-Soir de décembre 1941, je n'ai cessé d'y penser durant des mois et des mois.»
Ainsi donc, le temps durant s'accomplit l'enquête sur Dora Bruder et l'époque d'où a lieu le récit du narrateur est contenu entre 1988 et 1996.

Une page plus loin, nous apprenons la fin de Dora Bruder:
La seule chose que je savais, c'était ceci: j'avais lu son nom, BRUDER DORA — sans autre mention, ni date ni lieu de naissance — au-dessus de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz.

Ibid, p.55, Gallimard, 1997
Récit entre 1881 et 1996, enquête et reconstitution entre 1988 et 1996, vie de Dora Bruder entre 1926 et 1942 (environ). Vie du narrateur depuis 1945, vie non bornée, privilège de narrateur.

Cette histoire qui avance et recule sans cesse (je n'ai retenu ci-dessus qu'un des fils possibles, le premier à s'offrir en début de livre, la détermination de la date de lecture de l'article de journal) m'a fait penser à l'analyse de Sylvie par Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman, conférences données lors des Norton Lectures.

Il faudrait recopier pratiquement tout la conférence qui démonte les analepses et les prolepses de Sylvie. Je ne vais reprendre qu'un ou deux paragraphes:
Que gagne le lecteur à cette reconstruction? Rien, s'il reste un lecteur de premier degré qui, s'il parvient à dissiper quelques effets de brume, risque de perdre la magie de l'égarement. En revanche, le lecteur de second degré comprend que ces évocations obéissent à un ordre, que ces soudains embrayages ou échanges temporels et ces brusques retours au présent narratif suivent un rythme. Nerval a créé ses effets de brume en travaillant sur une sorte de partition musicale. Comme une mélodie, d'abord appréciée pour les effets irréfléchis qu'elle provoque, révèle a posteriori que lesdits effets sont dus à une série d'intervalles inopinés, cette partition nous montre comment, grâce au jeu des «échanges» temporels, un «temps musical» s'impose au lecteur.
[…]
Ainsi, cet espace de l'intrigue immensément dilaté raconte quelques moments décousus de la fabula; en effet, ces huit années ne sont pas vraiment capturées, c'est à nous de les imaginer, perdus comme elles dans les brumes d'un passé qui, par définition, ne peut être retrouvé. Ce sont les nombreuses pages passées à essayer de retrouver ces moments sans jamais réussir à reconstruire leur séquence, c'est la disproportion entre temps de remémoration et temps réellement remémoré, qui produisent ce sentitment de perdition et de défaite languide.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.48-49, Livre de poche, 1996
La structure temporelle de Sylvie ne correspond pas à celle de Dora Bruder, mais les analyses d'Eco seraient intéressantes à transposer.

Zemmour ou la nostalgie

Un ami FB copie cette phrase du dernier livre de Zemmour : «La contractualisation du mariage de deux êtres égaux méconnaît la subtilité des rapports entre les hommes et les femmes. Le besoin des hommes de dominer — au moins formellement — pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d'admirer pour se donner sans honte.»

J'y retrouve le ton ordinaire aux manuels d'éducation des jeunes filles des années 50 et 60, que j'aime tant pour la subtilité de leurs nuances, justement.
Extrait de celui que j'ai sous la main (celui des années 30 est dans un carton et je ne l'ai pas retrouvé en cherchant rapidement):
La femme mariée

C'est dans la vie conjugale que commence la vraie existence de la femme, celle à laquelle sa jeunesse n'a fait que la préparer.

Les premiers temps du mariage sont généralement heureux, puisqu'ils sont éclairés par l'amour. L'entente physique suffira le plus souvent à effacer de petits dissentiments: «tout s'arrange sur l'oreiller», dit la sagesse populaire.

Cependant tout le sort du mariage dépend du rythme que lui imprimera la femme. C'est à elle qu'il appartien de déployer les trésors de patience et d'indulgence qui sont nécessaires pour conserver l'harmonie de la vie à deux. Si vous laissez les «scènes» s'installer à votre foyer, il y aura toujours des scènes: c'est la première qu'il faut éviter. Créez autour de vous une atmosphère de gaité et de confiance. L'homme est naturellement plus égoïste que la femme, ne vous en choquez pas et développez au contraire vos qualités de dévouement.

La coutume n'est pas en France de laisser au mari les tâches ménagères. Il paraît que chez quelques jeunes couples une collaboration tend à s'instaurer; cela ne paraît pas nécessaire.

Quelles que soient ses activités extérieures, la femme reste la maîtresse de maison. C'est dans sa vie domestique qu'elle donnera la pleine mesure d'elle-même; le foyer sera ce qu'elle le fera, doux au mari, accueillant aux amis. […]

[…]

Loin de nous la pensée de conseiller aux femmes d'être dépensières; pourtant certaines exigences féminines sont à la base des efforts et des ambitions de la plupart des hommes; en fait les hommes n'ont pas de grands besoins pour eux-mêmes. La vie moderne multiplie au contraire les besoins des femmes, en leur offrant à chaque instant quelque nouvelle tentation, les créateurs rivalisent d'efforts pour attirer leur clientèle […]

C'est dans l'aide qu'elle apportera à son mari que la femme pourra jouer le rôle le plus important. Il n'est pas une carrière masculine qui ne puisse être favorisée parl es efforts de l'épouse: toutes les femmes, d'une façon ou d'une autre, peuvent aider leur mari, depuis la femme de l'ouvrier qui prépare la gamelle quotidienne et assure à son mari fatigué le plus grand confort possible, jusqu'à celle du ministre qui préside aux réceptions officielles.

[…] La femme a sans doute moins d'équilibre que l'homme, moins d'objectivité, mais elle a inconstestablement plus d'intuition, plus de spontanéité et des réactions plus rapides, et ces tendances profondes de sa nature se retrouvent dans toutes ses actions.

Nouvelle Encyclopédie de la femme, p.287 à 289, Fernand Nathan
Ainsi se termine le chapitre sur la femme mariée.
Le format de cette encyclopédie est très grand, 30x40 environ. Je n'ai pas trouvé de date de publication, mais on y parle de Château en Suède de Françoise Sagan (1960).

Les manuscrits de l'évangile de Marc

Nous lisons la version courte de Matthieu , dite "finale courte" ou "kérygme incorruptible". Nous la comparons à la version longue et à la variante du codex de Freer (dit logion de Freer, car c'est le seul Codex qui transmet cette version — même si on la connaissait avant d'avoir trouvé le manuscrit par des commentaires latins de St Jérôme. Il est appelé également "logion gnostique")).

— Si vous voulez tout savoir, lisez La finale de l'évangile de Marc de … Ah, son nom m'échappe1. Vous en trouverez un bon résumé dans le livre du père Lagrange sur l'évangile de Marc2. Et sinon, vous avez un bon roman policier, L'ultime secret du Christ de José Rodrigues dos Santos. Bon, il y a quelques erreurs de traduction énervantes, mais un philologue se fait assassiner dans une bibliothèque à côté d'un manuscrit précieux, puis un autre dans une autre; un spécialiste est appelé qui est obligé d'expliquer l'histoire des manuscrits à la commissaire un peu cruche… les trois cents premières pages sont vraiment bien faites, précises, j'ai été étonnée… Bon après, évidemment, l'ADN du Christ dans les deux cents dernières pages, vous pouvez laisser tomber, mais le début vaut la peine.

Avouons que je voue une profonde admiration à cette prof de grec. Elle m'enchante.


1 : Joseph Hug, je pense.
2 : Evangile selon Saint Marc.

Saint-Brieuc

Je bavarde amicalement avec le jeune couple et, à Saint-Brieuc, l'employé crie: «Saint-Brieuc!» —Moi je crie: «Saint-Brieuck!»
L'employé voyant que personne ne descend sur le quai ni ne monte dans le train, répète, pour me montrer comment on prononce ces noms bretons: «Saint-Brrieu!»
— Saint-Brieuck! hurlé-je en appuyant bien sur le c, à la fin du mot.
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck !
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck !
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck ! »

Jack Kerouac, Satori à Paris, p.91 Folio (traduit par Jean Autret. - livre paru en 1966)

Obtenir un livre à la Bibliothèque Nationale

Tout ce que je voulais, c'était: L'Histoire généalogique de plusieurs maison illustre de Bretagne, enrichie des armes et blason d'icelles…, etc. de Fr. Augustin du Paz, Paris, N. Buon, 1620, folio Lm2 23 et Rés. Lm 23.
Vous croyez que je l'ai eue? Vous pouvez toujours aller vous faire…
Je voulais aussi: — Père Anselme de Sainte-Marie ( Pierre de Guibours): Histoire de la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la couronne et de la maison du roy et des anciens barons du royaume, R.P.Anselme, Paris, E. Loyson 1674; Lm3 397. Et il a fallu que j'écrive tout ça aussi clairement que je le pouvais, sur une fiche, et le vieil employé à blouse a dit à la vieille bibliothécaire: «C'est pas mal écrit» (il parlait de la lisibilité de mon écriture). Naturellement ils sentaient tous mon haleine alcoolisée et me prenaient pour un fou, mais voyant que je savais ce que voulais et que je n'ignorais pas comment m'y prendre pour obtenir certains livres, ils sont tous partis par-derrière consulter d'énormes dossiers poussiéreux et fouiller dans des rayons aussi hauts que le toit; et ils durent dresser des échelles assez hautes pour faire tomber Finnegan, avec un bruit plus grand encore que dans Finnegans Wake, celui-ci étant le bruit produit par le nom, le nom véritable que les Bouddhistes indiens ont donné au Tathagata, celui qui est passé à travers l'éternité priyadavsana, il y a de cela un nombre plus qu'incalculable d'éons: — Allons-y, Finn: —

GALADHA RAGA RG ITAGHOS HASUVA RANAKS HATRA RAGA SANK USUMITAB NIGNA

[…]

En tout cas, un exemple de mes ennuis à la Bibliothèque: ils ne m'ont pas apporté ces livres.

Jack Kerouac, Satori à Paris , p40 à 44, Folio (publié en 1966 - Gallimard traduction de Jean Autret 1971)

La grandeur de ce Paris

Dans la vieille église de Saint-Germain-des-Prés, l'après-midi suivant, j'ai vu plusieurs Parisiennes qui versaient presque des larmes tout en priant sous un vieux mur souillé par le sang et la pluie. J'ai dit: Ah ha, les femmes de Paris» et j'ai vu la grandeur de ce Paris qui peut à la fois pleurer sur les folies de la Révolution et, en même temps, se réjouir d'être débarrassé de ces nobles au long nez dont je suis un descendant (les princes de Bretagne).

Jack Kerouac, Satori à Paris, p.22, Folio (1966)

Sarajevo Marlboro

Il s'agit d'un recueil de nouvelles de trois ou quatre pages chacune. C'est ce que j'appelle "les nouvelles à l'américaine", par opposition aux nouvelles "à chute" comme Maupassant ou Edgar Poe. Dans les "nouvelles américaines" selon ma définition, il ne se passe pas grand chose, tout est dans la description et l'atmosphère (exemple: The Bride comes to Yellow Sky de Stephen Crane.)
Au lecteur de poser des hypothèses concernant les différents récits et de leur donner sens — ou de les accepter tels qu'ils sont, sans commentaire.

De la lecture de Sarajevo Marlboro, il est possible de déduire quelques données sur l'auteur, sur la vie à Sarajevo et sur la Yougoslavie en général. Il est possible de supposer que les Bosniaques sont plutôt musulmans (mais pas que les Tchetniks sont plutôt serbes). Il est possible d'affirmer que les chrétiens orthodoxes sont les pires («So that's it, she told herself, and for the next week or so she imagined she knew everything there was to know about Cipo. He was a Catholic, then. No wonder he hated her. Mind you, the Catholics are preferable to the Orthodox. At least they invite you into their house instead of killing you.» (p.54) ou «On the other side of town was a Catholic church — and nearby a mosque. As if by some tradition, the Orthodox people didn't live in the Colony, nor did they go down the mines.» (p.144))
Les habitants de Doubrovnic paraissent jouir d'une réputation d'élégance physique et morale («Mr Ivo»), les habitants de Zagreb d'être un peu hautains et les habitants de Sarajavo d'être bruyants et accommodants («Pretty soon she began to derive pleasure from the way so may people lived on top of one another without making a fuss about their differences. The trivial but immediate quality of this pleasure brought to her mind the atmosphere of a station wainting-room on a platform from which trains depart to heaven and hell.» (p.44))

Chaque nouvelle est construite plus ou moins sur le même plan: une courte introduction présentant une réflexion ou une loi générale, un court récit dont on imagine qu'il illustre la réflexion ou la loi précitée (mais est-ce mon esprit occidental, la dimension "illustration" m'a souvent échappée), et une conclusion qui ne conclut ni le récit ni ne fait véritablement écho à la loi du début: en un mot, ce qui lie les trois parties autre que la volonté de l'auteur est souvent très ténu, le lien logique davantage onirique que rationnel.

La place des rêves, de la vie imaginée et racontée (dans les cafés, aux comptoirs des bars, le soir pour séduire les filles) est très importante — et l'un des ravages causés par la guerre est d'obliger les rêveurs à reprendre contact avec la réalité; et s'il est une morale qui se répète, c'est que rien n'est véritablement prévisible ni justifié et qu'il faut se préparer à tout quitter, que votre vie doit tenir dans deux valises, sans amertume.

Vers la fin interviennent deux ou trois nouvelles mettant en relief l'incompréhension des journalistes occidentaux n'imaginant pas à quel point les Yougoslaves ont pu vivre au rythme de la culture occidentale, jazz, comics, musique,… et les prenant, c'est sous-entendu mais la préface ne laisse aucune ambiguïté, pour des sous-développés.

Premier paragraphe de l'une des dernières nouvelles : The Bell
Billie Holiday drank too much and lived in cigarette smoke for too long. That's why she looked unhappy and gaunt. She sang as though she was sorrow itself, and that's why people liked her. Later on, black and white girls appeared in her image. They were just as gaunt but their lungs didn't belt out jazz in the same way. Nethertheless they readily absorbed the music. It consumed them the way they consumed alcohol. Sad and lonely, they'd end up in a doorway vomiting to the syncopated rythm of the boogie-woogie. The only difference between Billie Holiday and her imitators was that her sorrow was authentic while theirs was inferred. The jazz singer created the things that were rejected by the girls' body.
(p.173)
Suit la description du club de jazz "The Bell" (La cloche), de son barman et de son propriétaire. La narration zoome sur une fille en larmes, la dernière cliente au petit matin: «She was useful as a warning sign not to cross the borderline […]. Billie Holiday is OK as long as she doesn't become your only option.» (p.175)
Puis le récit en arrive à la guerre: «One day The Bell came face to face with reality.» La boîte est détruite et pillée, ses habitués retournent dans leurs villages dans la mesure du possible. («You see, jazz burns has easely as folk music, punk or anything by The Doors.» (p.176))

Dernier paragraphe :
The local criminals wearing combat uniform plundered The Bell, while the neighbors smashed up the bar and used the wood to stoke their stoves during the first days of winter. The bar turned into an empty cellar devoid of illusion. One day Sem took a handful of foreign journalists around the place; by then it was a cold and empty hole. They looked at one another, probably not believing that it had ever been a jazz club. After all, what could these unfortunate, hungry and poor Bosnians possibly know about jazz, about the roof gardens of Manhattan where a lonely person drowns his sorrows in a dark liquid? It's just sad that Billie Holiday died a long time ago.

Miljenko Jergović, Sarajevo Marlboro (p.173), traduit du croate par Stela Tomasevic, eds archipelago books (2004)

Un critique critique

Gageons qu'il se trouvera un critique (il ne m'aura pas lu jusqu'ici) pour dire que le meilleur, dans mon livre, ce sont les citations, en quoi il n'aura pas tort.

Claude Mauriac, La marquise sortit à cinq heures, p.293, Albin Michel 1961.

La vérité et la légende

A propos de Rimbaud, Etiemble a écrit, dans un livre où il consacre trois cent pages à démontrer cette thèse, que la recherche de la vérité n'intéresse presque personne et que d'un écrivain nous n'acceptons que les images légendaires. C'est que la Légende, au bout d'un certain temps fait, elle aussi, à sa manière, partie de l'Histoire…

Claude Mauriac, La marquise sortit à cinq heures, p.276, Albin Michel 1961.
Voilà qui rappelle Strakhov.

Beetle

The war broke out in the year she came of age. She was only just getting used to the slick city street and to the smell of gasoline and oil and lead. By then she had more or less got the hang of swerving sharply to the right, or sharply to the left, staight on, over the bridge, before the traffic lights turn red. But her early life was spent on the Ravna Romanija mountain with a chap called Milos, who put her to work on the hardest, dirtiest jobs. When I first saw her she stank of cement and manure and liquor. It was not long after she'd come back from the building site on the premises of a glamorous café, which is nowadays the watering-hole of Chetniks rather than lorry drivers. I agreed a price with Milos without fuss. He obviously wanted to be rid of her as quickly as possible. In his village the least expensive car was a Golf, so having a rusty old Beetle around was kind of an embarrassement.

It was already dark by the time we drove back from the Romanija through Pale and the tunnels on the outskirts of Sarajevo. Emblazoned in neon lights on one of the concrete flyovers was the legend, "Tito's crossing the Romanija…" I was always confused by the three dots. I had a feeling they meant something rude. But my Nazi frau ignored the revolutionary message as she grumbled noisily but in ryth like a Buddhist nun.

I found a parking space in front of my house. I should say that I have a rather steep neighborhood unsuitable for cars, but it has an excellent view of the hills around Sarajevo, which are dotted with white Turkish tombstones. It was the first time in her life that she was ever tidy and clean. Squeezed in between all those Mazdas, Hondas and Toyotas, she resembled an architectural model from the golden age of romantic futurisme. My neighbor Salko observed that we made a perfect couple — me with my big head and stocky body, her with those gentle curves. Other people reckoned that I could have done better and they said she wouldn't last more than three day.

I bought her the cheapest car stereo I could find — it was the sort of junk nobody would steal — and I played our tune again and again, partly to block out the noise of the engine and partly because I wanted to have a continuous wall of noise in the background. Somewhere on the road to Kakanj, Nick's Cave icy melancholy pulsed in time with the flawless Nazi machine, evoking more clearly perhaps than intellectual concepts, painful ideologies and climatic histories the importance of believing in a harmonious view of the world that is unaffected by revolutions and apocalypses. After the beheading of Marie Antoinette, for example, the people of France discoverde Baroque. After Lenin killed the Romanovs, a baby's pram rolled down the Odessa Steps of Eisenstein's cinematography. After Hitler, I discovered my own rythm in four beats to the bar and a 1300cc engine.

[…]

Miljenko Jergović, Sarajevo Marlboro, p.25 à 27, traduit du croate par Stela Tomasevic, eds Archipelago books, 2004

Traduction personnelle de l'anglais et non de l'original, en attendant mieux.

La guerre éclata l'année de sa majorité. Elle commençait juste à s'habituer aux rues lisses de la ville et à l'odeur d'huile, d'essence et de plomb. A cette époque, elle avait fini par plus ou moins par prendre le coup de virer brutalement à droite, ou brutalement à gauche, directement sur le pont, avant que le feu ne passe au rouge. Mais ses jeunes années s'étaient déroulées dans la montagne de Ravna Romanija avec un gars appelé Milos, qui l'attela aux travaux les plus durs et les plus sales. Quand je la vis pour la première fois, elle puait le ciment, le fumier et l'alcool. C'était peu de temps après qu'elle soit revenue du chantier de construction de ce qui devait devenir un café enchanteur et qui est aujourd'hui le point de ravitaillement en eau de Tchetniks plutôt que de routiers. Je convins sans encombre d'un prix avec Milos. Il voulait visiblement se débarrasser d'elle au plus vite. Dans son village, la voiture la moins chère était une Golf, et donc posséder une vieille Coccinelle rouillée était quelque peu embarrassant.

Le temps de revenir ensemble de Romanija par Pale et les tunnels autour de Sarajevo il faisait déjà sombre. Fixée en lettres de néon sur l'un des murs de ciment en surplomb s'étalait l'inscription : "Tito traverse la Romanija…". J'avais toujours été embarrassé par les points de suspension. J'avais la sensation que leur sous-entendu était insolent. Mais ma dame nazi ignora le message révolutionnaire tandis qu'elle grommelait bruyamment mais en rythme comme une nonne bouddhiste.

Je lui trouvai une place de parking devant chez moi. Je dois dire que mon quartier est plutôt escarpé et peu favorable aux voitures, mais il offre une excellente vue sur les montagnes autour de Sarajevo, lesquelles sont constellées de blanches tombes turques. C'était la première fois de sa vie qu'elle était propre et entretenue. Serrée entre toutes ces Mazdas, Hondas et Toyotas, elle ressemblait à un modèle architectural venu de l'âge d'or du futurisme romantique. Mon voisin Salko fit remarquer que nous étions parfaitement assortis — moi avec ma grosse tête et mon corps trapu, elle avec ses courbes douces. D'autres soutinrent que j'aurais pu trouver mieux et prédirent qu'elle ne tiendrait pas trois jours.

Je lui achetai la stéréo la moins chère que je pus trouver — la sorte de ruine que personne ne volerait — et j'y passai notre morceau encore et encore, en partie pour couvrir le bruit du moteur, en partie parce que je voulais avoir un mur de bruit continu en arrière-plan. Quelque part sur la route de Kakanj, la mélancolie glacée de Nick Cage battait en rythme avec mon impecccable machine nazi, évoquant plus clairement peut-être que tous concepts intellectuels, idéologies douloureuses et histoires du climat, l'importance de croire à une vision harmonieuse du monde non affectée par les révolutions et les apocalypses. Après la décapitation de Marie-Antoinette, par exemple, le peuple de France découvrit le Baroque. Après que Lénine eut tué les Romanov, un landeau d'enfant dévala les marches d'Odessa dans le cinéma d'Eisenstein. Après Hitler, je découvris mon propre rythme dans la mesure à quatre temps et le moteur de 1300cc.
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