Une certaine façon de penser

Réflexions sur l'hôpital.
Le personnel — les médecins, les infirmières et tous les autres — sont des gens consciencieux et surmenés, tous te veulent du bien, se dit-il. Le diabolique dans tout cela, c'est la dynamique irrésistible du fonctionnement — le trop grand nombre de malades et la situation qui devient peu à peu incurable — qui dirige toutes les bonnes intentions dans une seule direction, excluant par là même toute critique radicale, toute possibilité de changement ; le seul moyen d'agir, c'est de collaborer. Ces prémisses conduisent à une certaine façon de penser; si on les voit dans leur corruption dynamique et qu'on y ajoute l'obligation d'agir, alors à l'extrême limite de la réflexion se dessine la silhouette de Höss qui, en introduisant le Zychlon B., voulait seulement "humaniser" la brutalité du procédé, accélérer son "fonctionnement". Qui comprend ce type de raisonnement comprend le siècle où nous vivons, se dit-il.

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.129-130, Actes Sud, 2015
Je lis sur le quai du RER. Je relève la tête, contemple les toits oranges au ras du quai dans le matin froid et pense: «Ah oui, c'était aussi l'idée du docteur Guillotin.»
«Et finalement, reprends-je en continuant mon tour d'horizon circulaire, il n'avait pas tort, si l'on songe aux boucheries des décapitations au Moyen-Orient.»
Je sursaute intérieurement. Non bien sûr, il avait totalement tort, le problème n'est pas de tuer humainement. La solution est de ne pas tuer. L'humain, c'est de ne pas tuer.

Et c'est ainsi qu'à force de chercher à comprendre, à expliquer, à justifier, on finit par oublier le fond de la question — alors qu'il suffit simplement de refuser de comprendre, d'expliquer, de justifier, qu'il suffit juste de dire non. La raison a fini par engendrer des monstres, c'est peut-être pour cela que cela s'est produit en Allemagne… mais non, voilà que je recommence à penser et à vouloir expliquer.

Le Refus, je crois que c'est un autre livre de Kertész (je n'en connais pas le sujet).

Pour qui ?

L'essai verbeux de Kundera sur le roman. L'éloquence française qui pare ces lieux communs en atténue un peu les absurdités. Cela dit, Kundera arrive à la conclusion que, depuis Kafka, le roman dépeint un homme soumis à une volonté extérieure, désarmé face à un pouvoir qui étend son empire sur tout. Idées familières qui datent de l'époque d'Être sans destin. Néanmoins, la question demeure: si l'adaptation au pouvoir totalitaire est totale, à l'intention de qui décrivons-nous l'homme soumis au totalitarisme? Plus précisément, pourquoi présentons-nous en termes négatifs l'homme soumis au totalitarisme à l'intention d'une entité mystérieuse, extérieure à la totalité, qui pourrait porter des jugement sur celle-ci et qui — puisqu'il est question de roman — trouverait dans l'œuvre à s'amuser et à s"instruire, et se livrerait même à une activité critique, tirant des enseignements esthétiques pour les œuvres à venir? L'absurdité vient de ce qu'il n'y a plus de regard objectif depuis que Dieu est mort. Nous somme dans le panta rhei, nous n'avons aucun point d'appui et pourtant, nous écrivons comme si c'était l'inverse et qu'il existait malgré tout une perspective sub species aeternitatis qui relèverait d'une divinité ou de l'éternel humain; où se cache la solution de ce paradoxe?

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.9-10, Actes Sud 2015

Règle de conduite

L'expérience et l'histoire m'ont appris qu'il faut TOUJOURS protester quand on a pour cela un motif de conscience ou de conviction. On s'attire sans doute quelques désagréments, mais il en reste toujours quelque chose.

Yves Congar, Mon journal du Concile, tome 1, p.14, Cerf, 2002

Curiosité

… la jeune fille dont l'amour s'était évaporé devant un demi-tiers de mousseline.

Honoré de Balzac, Le Bal de Sceaux, 1829, p.162, Pléiade tome I

Ce difficile problème littéraire

Joseph Lebas, Genestas, Benassis, le curé Bonnet, le médecin Minoret, Pillerault, David Séchard, les deux Birotteau, le curé Chaperon, le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les Tascheron et bien d'autres ne résolvent-ils pas le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux?

Honoré de Balzac, avant-propos à La maison du chat-qui-pelote, p.IX, Albin Michel, 1950
Cet avant-propos est extrait de la préface générale écrite pour la première édition de la Comédie humaine dont le tome I parut en 1842.

Cette étonnante observation

Karl Rahner commence ainsi un discours dans lequel il va parler du décalage entre les ambitions de la jeunesse et les réalisations de la vieillesse:
Chers amis, elle n'est pas vraiment confortable la «fonction honorifique» que vous m'avez si généreusement confiée pour fêter nos «retrouvailles de l'année d'ordination 321». Après les discours plus agréables et plus amicaux qui puisent dans le passé pour évoquer les anciens et heureux temps, je dois en effet tenir quelque chose comme un «discours plus spirituel»: «Nous ne savons pas nous-mêmes exactement comment nous l'entendons; mais à toi cela doit bien dire quelque chose.» Et me voici comme un pauvre bougre, un peu ému, un peu mélancolique, et pourtant reconnaissant. Reconnaissant de ce que — n'est-ce pas déjà beaucoup? — nous sommes encore les anciens et, dans l'ensemble — je ne veux pas dire de façon rectiligne, et pourtant de façon réelle —, notre chemin nous fait revenir à la cathédrale de notre ordination sacerdotale, où nous nous sommes de nouveau réunis aujourd'hui.

En un moment tel que celui que nous fêtons aujourd'hui, on a tendance à faire briller le passé et le présent de l'éclat agréable des idéaux solennels. Mais c'est dangereux, car cela devient facilement quelque chose de factice. En effet, une fois que l'on a dépassé le faîte de la vie, on n'est plus interrogé sur ses idéaux, mais sur ses réalisations, pas sur ce qu'on voulait, mais sur ce qu'on a fait. Et, à vrai dire, il ne nous reste à cette heure rien d'autre à faire — pour autant que cela soit globalement faisable — qu'une sorte de bilan de notre vie, sobrement et sérieusement. Sans perdre de vue que les années à venir pourraient encore voir des changements dans certains postes. Avec l'inquiétude — est-ce de l'espérance ou de la peur? — que tout puisse encore devenir autre, parce que, bien sûr, nous n'avons pas encore vraiment fouillé tous les recoins de notre chemin de vie et que, malgré toute l'expérience acquise, nous ne savons toujours pas exactement qui nous sommes. Mon Dieu, quelles surprises la vie peut-elle encore nous réserver, pouvons-nous encore nous réserver? Avec la vraisemblance assez forte, à la limite de la certitude — certainement pas plus — que nous serons au moment de mourir ce que nous sommes déjà maintenant et que donc nous sommes vieux. Oui, mes amis, cette étonnante observation que nous sommes vieux sera à peu près tout ce que, en tant que comptable de grâces particulières, je saurai dire pour notre «bilan». Mais il m'apparaît que cet état de fait est assez difficile et sombre pour devoir exiger votre bienveillante attention pendant quelques minutes.

Nous sommes déjà pas mal vieux. Bien sûr, il en est ainsi de l'extérieur, dans la vie civile et professionnelle, il n'y a pas grand-chose à dire là contre. La mort est certes de plus en plus proche de la personne humaine; mais chaque humain ne vit pas aussi près d'elle. Nous sommes déjà acculés à elle, c'est perceptible: nous devenons vieux; nous ne parvenons plus très bien à dépasser les opinions que nous nous étions bâties hier; nous commençons à aimer la tranquillité et nous ressentons les événements inhabituels comme dérangeants; les paroles «enthousiasmantes» nous enthousiasment moins qu'autrefois; et les pensées «profondes» nous laissent parfois une pénible impression de lassitude. Et quand nous déclarons que quelque chose est scandaleux ou effroyable, cette déclaration doit parfois à elle seule tenirtenir lieu de ce qui est scandaleux et effroyable. L'étonnement — ce beau point de départ d'un esprit jeune — s'est transformé pour nous en une vague sensation d'être étranger à tout: tout est connu et a déjà existé et, d'une manière ou d'une autre, tout est parfaitement sans espoir et horriblement sinistre. C'est comme si tout cela, encore maîtrisé et pourtant déjà perceptible, provoquait une crispation de plus en plus forte, une crispation de quelqu'un à qui l'on a posé trop de questions et qui, se sentant maintenant menacé, se referme. Nous n'avons plus de sympathie pour la réalité, qui semble attendre que nous nous retirions peu à peu. Notre esprit continue de fonctionner: on lit, on écoute, on parle, on cherche à étudier encore. Mais, sans se l'avouer vraiment, on en ressent de l'ennui.

Karl Rahner, "Pouvons-nous enore devenir saints", in Existence presbytérale, p.122-123
Que visaient-ils, tous, plus jeunes? devenir saints. Mais nous ne le sommes pas devenus, constate Rahner. S'en suit sur plusieurs pages un jeu de type pascalien (bathmologique pour ceux qui connaissent) entre culpabilité, remords, repentir, grâce, spirale interrompue (au moment où je me disais qu'il n'en sortirait plus) par «Aussi devons-nous prier, et non penser», axiome suivi de l'urgence d'agir, de choisir des actions humbles et non spectaculaires qui permettent d'agir tout de suite sans attendre.



1 : Si j'en crois cette page, ce discours a été prononcé en 1966 (si la date de publication du discours coïncide avec celle de sa prononciation). Rahner avait soixante-trois ans.
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