Rappel: table de correspondance entre les éditions proustiennes de la Pléiade ici.

Nous avons vu la dernière fois les rapports de la mémoire et de la reconnaissance, la façon dont nous avons nos points de repère, dont nous nous reconnaissons, en art (Vinteuil, Elstir).
Cela provoque un comportement ambivalent: la reconnaissance nous incite à aller vers ce qui nous est familier, elle favorise une méconnaissance des niveaux inconnus.
Aujourd'hui nous n'allons toujours pas entrer dans le vif du sujet (c'est-à-dire comment la littérature transmet la littérature).

La boussole intérieure, une notion d'Albert Thibaudet

Je vais ajouter encore quelques réflexions sur la spatialisation du roman. Je voudrais parler d'une image qui concentre la mémoire, il s'agit de la boussole intérieure. L'orientation dans la vie et dans la littérature est possible grâce à la boussole intérieure. Je tire ces réflexions d'un travail que je suis en train d'effectuer sur Albert Thibaudet — d'ailleurs je me demande parfois si tout ce que je dis ici ne vient pas d'Albert Thibaudet —, et plus particulièrement d'un article paru dans la NRF en octobre 1923, "La ligne de vie". Thibaudet y parle des romans, russes, anglais, français; il décrit l'expérience d'égarement dans un roman nouveau.

Il oppose le roman français (La Princesse de Clèves, Adolphe) aux romans de Tolstoï, Thomas Hardy, George Eliot. Il remarque qu'il manque à ces romans le déterminisme français, la logique froide du post hoc ergo propter hoc (la logique de cause à conséquence). Ce sont des romans courbes, sinueux, lents, qui suivent "la ligne de vie", par opposition aux romans français construits sur une logique de drame, de crise, comme une tragédie, avec un nœud et un dénouement.
Thibaudet remarque que le grand roman est sans doute le plus lent des styles littéraires. Le roman doit être lent car il doit durer le temps de la vie (et l'on songe à la discussion entre Proust et Thibaudet à propos de la fin de L'Éducation sentimentale et aux blancs de cette fin).
On pense bien sûr à Bergson, pour qui la lenteur et la durée sont deux notions clé.

Le roman est le lieu où les choses se passent comme dans la vie. Albert Thibaudet parlait de "l'épaisse forêt du roman" dans laquelle on s'égare comme dans la vie. Dans la vie comme dans le roman on se retourne pour contempler la vie passée comme "une ampleur de paysage". Dans ce paysage nous traçons des chemins et nous nous émerveillons du rôle du hasard dans ce "jardin des sentiers qui biffurquent", comme disait Borges. Il s'agit d'étudier cette bifurcation, de voir à quel point le clinamen — l'accident, l'écart qui empêche la verticalité — a introduit le changement.
Mais l'explication par le hasard seul n'est pas satisfaisante. Nous changeons alors le hasard en chance (ou malchance); nous nous livrons à une interprétation rétrospective qui permet de lire une prédestination dans les événements.
Enfin, dans un troisième temps nous faisons intervenir la destinée: trois temps, donc, hasard, chance, destinée.

Il y aura donc trois types de romans rattachés à ces trois types d'interprétation de ce qui s'est passé :
- le roman du hasard, roman où tout arrive sans logique et sans explication;
- le roman de la chance (les romans de Dumas ou Le Capitaine Fracasse)
- le roman d'une destinée.
Albert Thibaudet fait référence à Schopenhauer (on aurait pu penser à Nietzsche) : il y a un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun se trouve sur sa voie, ce dont ont ne s'aperçoit que de façon rétrospective, après avoir parcourue cette voie.
Schopenhauer, dans ses Aphorismes qui ont tant compté dans la société de la fin du XIXe siècle, écrit (à peu près. Non seulement il est difficile de tout noter, mais en plus à l'oral je ne discerne pas toujours où et quand la citation se termine): «Le voyageur alors seulement qu'il arrive sur une éminence reconnaît le chemin et ses courbes, de même aussi nous voyons comment nous avons suivi la seule route vraie parmi les chemins possibles, comme prédestinée.»

Remarquons au passage l'importance des images du voyage, du chemin...
La reconnaissance ne peut avoir lieu qu'après coup. L'injonction «Deviens qui tu es» de Nietzsche (après Pindare) n'est possible qu'après avoir vécu. On ne peut savoir qui on est avant de l'être devenu.

La boussole intérieure chez Proust

Aujourd'hui on parlerait de boussole interne plutôt que de boussole intérieure. [rires] Cette notion est employée à propos des oiseaux migrateurs. Ceux-ci pourraient être sensibles au champ magnétique terreste et retrouver ainsi leur chemin.
Voyons les occurrences de l'image chez Proust. Il n'y en a que deux.

Elle apparaît la première fois au moment de la rupture avec Gilberte, quand le narrateur cesse de la voir.

Un chagrin causé par une personne qu’on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, de joies, qui n’ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c’était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout.

On remarque la métaphore météorologique : la brusque dépression dans une âme ensoleillée.

Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu’en rebroussant chemin, qu’en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! Décidément je peux tout me permettre, il reviendra chaque fois d’autant plus docile qu’il m’aura quittée plus malheureux. » Puis j’étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons de lettres contradictoires que j’écrivis à Gilberte.[1]

Il y a jusqu'au moment de la rupture une direction, une attirance; puis il y a désorientation au moment de la crise amoureuxe, il y a affolement de l'aiguille.

La deuxième occurrence se situe pendant l'attente d'Albertine par le narrateur après le dîner chez la princesse de Guermantes. Le narrateur est angoissé, d'autant plus que Françoise l'agace. L'angoisse ne disparaît pas avec l'arrivée d'Albertine:

D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore.[2]

Là encore il y a sentiment de désorientation. C'est d'ailleurs un cliché de la langue: être déboussolé, c'est perdre la tête, être désorienté. Comme souvent chez Proust, le cliché de langue est sous-jacent.

Les œuvres nouvelles produisent la même angoisse qu'un chagrin d'amour. Elles provoquent une perte de repère, c'est l'angoisse ressentie devant une esthétique nouvelle.
La boussole est une notion importante chez Schopenhauer. La lecture constitue une boussole de substitution pour les personnes sans génie. La lecture sert à montrer tous les chemins qu'il faut éviter. Celui qui pense par lui-même n'en a pas besoin. Un homme devrait lire s'il manque de boussole interne.

Retour à Albert Thibaudet, détour par Bergson

Je reviens à Albert Thibaudet. C'est à cause de lui que j'ai insisté sur cette spatialisation de la littérature, car pour lui, le critique habite la littérature comme on occupe le terrain. Après tout, Thibaudet appartenait à cette discipline très française qu'est la géographie, il était géographe.
On trouve donc chez Albert Thibaudet une spatialisation de la littérature identique à celle de Proust.
On les fait alors disciples de Bergson. Or tout Bergson est fondé sur l'idée que le temps n'est pas spatialisé. Le temps n'est pas spatial.
A l'inverse, pour Albert Thibaudet et Proust, le temps est spatial.

Bergson introduit deux types de mémoire. Dans Matière et Mémoire, il distingue la mémoire habitude, qui s'appuie sur les répétitions et entraîne des automatismes, et la mémoire pure, spontanée, qui se souvient. La mémoire habitude est celle de la leçon qu'on apprend par cœur, c'est une mémoire volontaire. La mémoire souvenir se souvient de toutes les lectures qui ont précédé le moment où l'on sait la leçon. Elle enregistre tous les moments de la durée.
Chronologiquement, la mémoire souvenir intervient avant la mémoire habitude.

La première enregistrerait, sous forme d'images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu'ils se déroulent; elle ne négligerait aucun détail; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d'utilité ou d'application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d'une perception déjà éprouvée; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s'alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l'organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d'un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variés aux excitations extérieures, avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d'interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d'efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l'action, assise dans le présent et ne regardant que l'avenir.[3]

Nous avons donc une mémoire habitude tendue vers le présent, l'action, et une mémoire tournée vers le passé.
Il est clair que la mémoire proustienne a peu à voir avec la mémoire habitude.

Pour Albert Thibaudet il existe une mémoire imagination. La mémoire sociale est une mémoire habitude. On connaît le livre fondateur de Maurice Halbwachs, Les codes sociaux de la mémoire. Pour Albert Thibaudet il existe un type qui n'est ni l'habitude ni le souvenir. La société peut se passer plus ou moins de la mémoire souvenir, l'histoire est un produit de luxe. Albert Thibaudet oscille entre Bergson et Proust. L'incompatibilité entre les deux mémoires habitude/souvenir est résolue par l'art. Par l'art ou dans l'exercice de l'art, la mémoire souvenir est transformée en action. Chez Proust, il y a une inaptitude pratique absolue. L'art est une façon de transformer la mémoire souvenir (inutile) en mémoire action. Dans la société l'art joue le même rôle. Le XIXe siècle transforme l'histoire en moyen, il n'y a pas d'incompatibilité entre la mémoire habitude (la tradition) et la mémoire souvenir (l'histoire).

Albert Thibaudet penche pour la tradition. Il croit à une mémoire organique tournée vers l'action. La mémoire de la littérature est tournée vers l'action tandis que l'histoire de la littérature est tournée vers la contemplation.
Je citerai à nouveau Harald Weinrich, cette fois pour son article "Histoire littéraire et mémoire de la littérature." Il s'agit d'un article qui traite de E.R. Curtius et de son livre La littérature européenne et le Moyen-Âge latin. Curtius s'intéressait à la rémanence de la tradition antique dans toutes les littératures européennes, à la permanence de l'ancien dans le nouveau. Il s'oppose à une vision historiciste. Weinrich trouve chez Curtius le modèle d'une mémoire de la littérature — qui est aussi une géographie.
Le modèle de Curtius était un atlas. Weinrich appelait de ses vœux une nouvelle démarche critique qu'il appelait l'hodologie littéraire, c'est-à-dire l'analyse des chemins. Le patron de l'hodologie aurait été Curtius.

L'histoire se déroule de date à date. La mémoire enregistre la façon dont l'histoire est organisée dans notre tête.

La semaine prochaine nous entrerons dans le vif du sujet en commençant un atlas littéraire, ou une Légende des siècles. (Après tout, c'est la même chose).


PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.585 t1/ Tadié p.573-574

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.738 t2/ Tadié p.135-136 t3

[3] Henri Bergson, Matière et Mémoire, p.86, Puf coll. Quadrige