Cela avait été annoncé lors du dernier jeudi de l'Oulipo, mais je l'aurais totalement oublié sans un "statut" d'Elisabeth dans FB (oui, je parle chinois, c'est fait exprès). Mercredi, je suis donc allée écouter Hervé Le Tellier au Petit Palais, ce qui m'a d'ailleurs donné très envie de revenir au Petit Palais, qui m'a paru superbe (— Où est l'auditorium? — A droite, puis à gauche de Dante, en face des icônes).

L'émission sera prochainement disponible sur France Culture, dans les sentiers de la création. Je vais en restituer des bribes, de mémoire (je crois que la transcription des cours de Compagnon m'a dégoûtée des notes pour longtemps), confiante en ce que vous pourrez tout vérifier et corriger en écoutant l'enregistrement le moment venu.

L'auditorium était plutôt vide, la plupart des gens ayant, je suppose, oublié, comme j'avais failli le faire. Jacques Roubaud devait être au deuxième rang, seul membre de l'Oulipo, avant que n'arrivent plus tard Michelle Grangaud et Frédéric Forte.
La salle était plongée dans l'obscurité, j'ai cru comprendre que ce n'était pas tout à fait volontaire, qu'il y avait quelques problèmes techniques. La "scène" était elle en pleine lumière. Je n'ai pas compris ni retenue (!) le nom de l'interviouveuse.

Les phrases d'Hervé Le Tellier trébuchent un peu, comme si l'émotion était sur le point de le faire bafouiller, et pourtant son élocution est parfaitement claire. Il n'hésite jamais, on dirait que toutes ses idées sont prêtes devant lui, qu'il n'a plus qu'à les choisir et à les exposer. Mais comment fait-il?
Ce fut une heure (et plus d'une heure) très agréable, j'aurais aimé prolonger ce moment, j'aurais aimé qu'il continue à parler et à lire, c'était drôle, c'était intéressant, c'était simple (opposé à pompeux), on était bien.
Il avait devant lui quelques livres, La Chapelle sextine, Je m'attache très facilement («il a eu le prix du roman d'amour, nous étions morts de rire», me glisse ma voisine), Les opossums célèbres, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, Esthétique de l'Oulipo. Malheureusement aucun ne serait proposé à la vente, suite à des problèmes de logistique (je n'ai décidément pas de chance (et je trouve ça vache pour l'auteur)).

Je ne me souviens plus très bien de l'ordre des questions, je vais raconter mes souvenirs, tirer un fil, parce que l'exercice m'amuse. Quelle était la première question, «Comment écrivez-vous?» ou «comment entre-t-on à l'Oulipo?» Je ne sais plus.

L'intervieweuse commence : «Vous écrivez page 47 de votre livre Esthétique de l'Oulipo...»
Oups, le piège. Hervé Le Tellier feuillette le livre de l'air de celui qui se demande ce qu'il a bien pu écrire page 47.
Ouf, rien de grave, il paraît encore d'accord avec lui-même.
— ... vous écrivez «on n'écrit pas pour emmerder les gens».
(J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'une citation de Queneau). La question ne sera pas «pourquoi écrire» (puisque, répondra malgré tout Hervé Le Tellier, il y a autant de réponses que de personne. Cependant, ajoute-t-il, la réponse est celle de Queneau: on écrit parce qu'on est inspiré. Ceux qui vivent dans les mots savent qu'ils sont sans arrêt inspirés, qu'ils ont toujours quelque chose à écrire, même quand ils n'ont rien pour écrire.)
Est-ce à ce moment-là que Le Tellier parlera de ceux qui sont écrivains mais n'écrivent pas (car c'est encore un choix d'écrivain que de ne pas écrire, précise-t-il sous son souffle, en souriant) et de ceux qui ne sont pas écrivains mais écrivent? («malheureusement», ne pouvons-nous nous empêcher de commenter, ma voisine et moi (doucement, pour ne pas être enregistrées!).)

— Comment entre-t-on à l'Oulipo?
Première règle, il ne faut pas le demander. Ensuite, il faut savoir que c'est une cooptation à l'unanimité. «Vous comprenez, le groupe se réunit deux à quatre fois par mois, on se voit plus souvent qu'on ne voit ses parents — ou ses enfants, pour ceux qui ont des gardes partagées (ajoute-t-il très vite en ayant l'air de savoir de quoi il parle) — alors il faut être sûr qu'on a envie de se voir pendant quarante ou soixante ans, pour les plus jeunes...»
Car on ne quitte pas l'Oulipo. Tout au plus peut-on connaître des périodes "d'occultation" (ainsi Paul Braffort s'est occulté quelques années mais s'est désocculté à présent) ou peut-on être excusé pour cause de décès. Les Oulipiens sont actuellement 35 (il relève la tête: «d'ailleurs tout le monde n'est pas là, j'ai les noms»), avec peu à peu davantage d'excusés que de non-excusés, et de plus en plus d'oulipiens nés après la naissance de l'Oulipo.
Mais en fait, quand on entre à l'Oulipo, on se rend compte qu'on est depuis toujours dans la cage: je me suis rendu compte que j'appartenais à l'Oulipo depuis toujours, que toutes mes lectures, Tardieu, Desnos, Queneau, m'avaient préparé à ça.

(Tant pis, tant pis, j'abandonne toute idée de reconstitution chronologique, je livre en vrac). J'aimerais publier, nous avoue Hervé Le Tellier, un livre dont le titre serait Un livre dont j'ai oublié le titre et dont je ne connais pas l'auteur chez un éditeur qui s'appellerait "un petit éditeur" dans une collection nommée [j'ai oublié, j'invente, mais c'est le principe] "une collection pas très connue". Comme ça, on pourrait demander à son libraire Un livre dont j'ai oublié le titre et dont je ne connais pas l'auteur publié chez un petit éditeur dans une collection pas très connue.

Comment écrit-on? La contrainte est un moyen de faire face à la paresse, de la déjouer. Hervé Le Tellier est très feignant, c'est pour cela qu'il fixe ses rendez-vous le matin pour s'obliger à se lever, qu'il s'engage à écrire pour des amis, ou qu'à une époque (pour L'Evenement du jeudi ou Le Nouvel Obs?) il fournissait des textes de 2000 signes exactement, espaces comprises: ainsi il pouvait fournir son texte au dernier moment, le mardi matin. Le metteur en page le lui avait assuré: «Tu peux arriver le mardi matin, à condition que ton texte fasse deux mille signes exactement». Et ainsi, en respectant la contrainte des deux mille signes, il pouvait arriver au dernier moment, son texte s'inscrivait, exactement, dans l'espace laissé libre pour lui.

La contrainte est source d'inspiration, elle permet de dire ce qu'on aurait pas su dire sans elle. Prenons l'exemple de la contrainte d'un "Beau présent" (écrire un poème en n'utilisant que les lettres contenues dans le nom de la personne à qui l'on veut rendre hommage): on commence par constituer un stock de mots (plus amusant à faire soi-même que par ordinateur), puis on dégage des sphères sémantiques, etc. Ça devient obsessionnel. (Dans la salle, Jacques Roubaud hoche la tête avec approbation.) Mais on sait que c'est possible. On est intimement persuadé qu'il y a une solution. On est dans la situation d'un joueur d'échec à qui l'on dirait «il y a un mat au bout». On cherche le mat. Parfois on ne le trouve pas, mais on cherche. La contrainte permet d'exprimer le dicible.
On se pique des idées. Jacques Jouet a écrit à partir d'une contrainte où toutes les phrases commencent par à supposer que: «A supposer que nous nous retrouvions au Petit Palais malgré la pluie et le car de CRS dans un amphithéâtre sombre mais néanmoins...» (il s'est lancé impromptu dans une longue phrase tenant parfaitement la route et résumant exactement la situation. A écouter en podcast.)
Je voulais écrire un beau présent pour une amie qui n'a pas de U dans son nom, la pauvre (ce n'est pas de sa faute, ce sont ses parents, c'est ce qu'on appelle la désignation, on est désigné, on y est pour rien), donc on ne pouvait pas faire "amour". Mais j'avais mésange, lierre, songe. J'aurais pu faire comme la mésange songe au lierre — puisque c'est toujours l'animé qui songe à l'inanimé —, mais finalement j'ai retenu «comme le lierre songe à la mésange»: jamais je n'aurais trouvé ça si je n'avais pas eu la contrainte. Voilà: la contrainte permet de dire autrement ce qu'on ne savait pas dire. On s'aperçoit ensuite qu'on ne savait pas qu'on voulait le dire comme ça, mais que finalement, c'était comme ça qu'on voulait le dire.

Hervé Le Tellier explique la façon dont il travaille pour produire sa phrase quotidienne dans Le Monde. C'est une mécanique, les mille premières phrases sont les plus difficiles (mille ou cinq cents? je ne sais plus. La salle rit.). Ces phrases sont écrites sur le principe des Amnésiques (dans lequel toutes les phrases commencent par «A quoi tu penses? — Je pense que...) Hervé Le Tellier démonte le mécanisme d'une de ses phrasesqu'il prend pour exemple, nous explique la façon de la construire, de la faire naître, les associations en chaîne de son exemple, entre gondoles, deuil, moules, la phrase «les gondoles sont peintes en noire pour ne pas humilier les pauvres», etc.

C'est horrible, plus j'écris, plus je me souviens, je ne vais jamais y arriver. Je vais bâcler la fin me refaire un thé prendre un pull. J'ai froid.

L'humour?
L'humour est une forme de politesse. Tout est dérisoire. Nous sommes là pour si peu de temps et les traces que nous laissons... Je suis né en 1957, je devrais être mort en 2103 — vous voyez tout est déjà prévu — et si je suis encore en vie en 2103, je vous en prie, achevez-moi!

Tout le problème est de représenter un univers infini avec un ensemble de mots par définition fini. Comment représenter un univers continu grâce à une représentation discrète? La seule solution à ce problème, c'est le pavage: on recouvre la réalité de différentes tuiles. C'est la mosaïque.
C'est très difficile de réaliser un auto-portrait.
(Ce moment était magnifique, j'hésite à écrire et à le défigurer. Il faudra absolument écouter le podcast (mis en ligne dans une quinzaine de jours).)

Hervé Le Tellier lit quelques passages des Oppossums: l'homarylinMonroe (aucune idée de l'orthographe), l'escargogol et l'escargorki (dialogue de théâtre avec la tante Vania qui ne va plus si bien). C'est très drôle et je regrette d'autant plus que les livres ne soient pas en vente.
Il s'agit de mots-valises. L'idée initiale vient de Jacques Roubaud, avec les Sardinosaures, qui avait été reprise par Paul Fournel, qui a écrit Les animaux d'amour, illustré par Henri Cueco. Chacun pique des contraintes aux autres, les enrichit ou les déforme. Une contrainte ne naît jamais de rien. Par exemple, on ne sait pas d'où vient l'alexandrin, est-ce qu'il est sarde, Jacques Roubaud en parlerait mieux que moi... Et donc j'ai repris cette idée de mots-valises sur des noms d'animaux en y accolant des personnages célèbres. Mais on pourrait imaginer autre chose, deux célébrités, par exemple, le raspoutinaturner. (Et voilà, comme ça, au débotté).

Les femmes et le sexe.
C'est très fastidieux, d'écrire sur le sexe. Il y a très peu de beaux textes sur ce sujet, et j'ai trouvé que le livre de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. était de ce point de vue une réussite.
Généralement je ne parle pas de sexe dans mes livres, et puis, comme dirait Barthes, c'est un peu toujours la même chose. Alors j'ai mis toutes les scènes de sexe dans un seul livre, et j'ai décidé d'en faire une sextine (il n'explique pas ce qu'est une sextine), ou putôt une double sextine, à partir des 26 lettres de l'alphabet (Hervé Le Tellier a dit 23, Jacques Roubaud l'a corrigé en riant. Hervé Le Tellier, prenant l'air dégagé: «"Je songeais à un autre alphabet", c'est ce qu'on dit, dans ces cas-là, je crois?»), ce qui me faisait 72 poèmes et j'ai ajouté un poème par point de croisement pour obtenir 78 (je ne sais plus pourquoi. 78 doit avoir quelque chose de particulier). Donc j'avais treize femmes et treize hommes que je faisais tourner selon une combinatoire, j'avais une fellation, un cunnilingus, etc, mais qui tournaient dans des lieux prédéterminés, ce qui fait que c'était toujours la même chose, mais toujours un peu différent... comme dans la vie quoi.
Il lit deux poèmes extraits de La Chapelle sextine, l'un contenant un maximum de mots latins (c'est très joli à l'oreille, l'autre... l'autre je ne me souviens plus (j'espère que ce n'est pas freudien).)
Il ajoute : les personnages sont peu décrits, mais ils ne se rencontrent pas au hasard, dans la deuxième sextine ils sont présentés dans l'ordre de leur âge, les hommes en ordre croissant et les femmes décroissant (ou l'inverse, je ne sais plus). En fait, il y a là mes soirées télé, Sami Frey, Patrick Timsit, (etc, je ne sais plus). J'ai un peu oublié qui est qui avec le temps... il y a même PPDA, si vous venez me demander à la fin, je vous dirais qui c'est.
(Et hop, entretemps, oubliées, les femmes. (Cela m'a amusée, car j'avais eu des échos selon lesquels Hervé Le Tellier ne savait pas résister à un jupon. J'étais curieuse de voir comment il allait s'en sortir (car si je le savais, l'intervieweuse le savait sans doute aussi). Eh bien voilà, sorti.)

La fin? Je ne sais plus. La salle a eu la parole, un jeune homme a protesté contre la phrase qu'Hervé Le Tellier a écrite après la mort de Guillaume Depardieu. Celui-ci a répliqué calmement, faisant remarquer combien il était difficile de parler de certains sujets.