C'est un livre qui aurait dû être mélancolique mais qui ne l'est pas, qui parle de l'impossibilité d'atteindre Venise quand on n'y est pas né, de l'infime possibilité de l'atteindre en s'y noyant. Prégnance de l'eau et de la vue, l'œil prenant son autonomie appartenant à la fois à ces deux mondes.
C'est un livre à l'humour sous-terrain et omniprésent, qui parle de ce dont on parlerait partout ailleurs, de l'amour et du temps qui passe et des souvenirs et du froid et de la brume et des miroirs qui ont perdu l'habitude de réfléchir — mais à Venise.
Le charme de ce livre tient à une construction étrange, des allers-et-retours rapides dans le temps, entre les souvenirs et les rêves, les faits concrets et les divagations métaphysiques, l'humour qui rend la gravité légère, le tout indissociable, le reflet des maisons dans les canaux étant aussi réels que les maisons.
L'hiver dans cette ville, le dimanche surtout, vous vous réveillez au carillon de cloches innombrables comme si, derrière le rideau de gaze, un gigantesque service en porcelaine vibrait sur un plateau d'argent gris perle. Vous ouvrez grand la fenêtre et la chambre s'emplit en un instant de cette brume extérieure chargée de sons de cloche, faite d'oxygène moite, de café et de prières. Peu importe quel genre de pilules il va vous falloir avaler ce matin et combien: vous sentez que tout n'est pas fini pour vous. Peu importe aussi le degré de votre autonomie, à quel point vous avez été trahi, la profondeur de votre lucidité à l'égard de vous-même et le découragement qu'elle entraîne: vous admettez qu'il y a encore de l'espoir, ou du moins un avenir. (L'espoir, disait Francis Bacon, fait un excellent petit déjeuner mais un souper exécrable.) Cet optimisme naît de la brume, de la prière dont elle est faite, surtout à l'heure des petit déjeuner. Les jours comme ceux-là, la ville prend vraiment des allures de porcelaine, avec toutes ses coupoles recouvertes de zinc comme des théières ou des tasses retournées et le profil penché des campaniles qui luisent comme des cuillères abandonnées et se fondent dans le ciel. Sans parler des mouettes et des pigeons qui tantôt se précisent, tantôt se fondent dans l'air. je dois dire que, si propice que soit l'endroit pour les lunes de miel, j'ai souvent pensé qu'on devrait en faire aussi l'essai pour les divorces, qu'ils soient en cours ou déjà accomplis. Il n'y a pas de meilleure toile de fond pour dissoudre l'extase; qu'il ait raison ou tort, pas un égoïste ne peut briller longtemps dans cette porcelaine entourée d'une eau de cristal, car elle lui vole la vedette. Je me rends bien compte des conséquences désastreuses de telles suggestions sur le tarif des hôtels, même en hiver. Mais les gens préfèrent encore leur propre mélodrame à l'architecture, et je ne me sens pas menacé. Il est surprenant qu'on accorde moins de prix à la beauté qu'à la psychologie, mais tant qu'il en sera ainsi, je pourrai me permettre de venir dans cette ville — ce qui veut dire jusqu'à la fin de mes jours, et ce qui mène à la notion généreuse de futur.

Joseph Brodsky, Acqua alta, p.29