Je me souviens de ce jour [août 1992] avec une grande netteté. J'achetai le matin un quotidien de la ville et je lus la notice annonçant qu'un vieux journaliste était décédé à l'Ospital de Santa Maria de Lisbonne, et que sa dépouille était visible pour un dernier hommage dans la chapelle dudit hôpital. Par discrétion, je ne désire pas révéler le nom de cette personne. Je dirai simplement que c'était une personne que j'avais brièbement connue à Paris, à la fin des années soixante, quand il écrivait dans un journal parisien en tant qu'exilé portugais. C'était un homme qui avait exercé son métier de journaliste dans les années quarante et cinquante au Portugal, sous la dictature de Salazar. Et il avait réussi à jouer un bon tour à la dictature salazariste en publiant dans un journal portugais un article féroce contre le régime. Ensuite, il avait naturellement eu de sérieux problèmes avec la police et il avait dû choisir la voie de l'exil. Je savais qu'après les événements de soixante-quatorze, quand le Portugal retrouva la Démocratie, il était retourné dans son pays, mais je ne l'avais plus rencontré. Il n'écrivait plus, il était à la retraite, je ne sais comment il vivait, il avait été malheureusement oublié. A cette époque, le Portugal vivait la vie convulsive et agitée d'un pays qui retrouvait la démocratie après cinquante ans de dictature. C'était un pays jeune dirigé par des gens jeunes. Personne ne se souvenait plus d'un vieux journaliste qui, à la fin des années quarante, s'était opposé avec détermination à la dictature salazariste.
[…]
En septembre, comme je l'ai dit, Pereira me visita à son tour. Sur le moment je ne sus quoi lui dire, et pourtant je compris confusément que cette vague apparition qui se présentait sous l'aspect d'un personnage littéraire était un symbole et une métaphore: d'une certaine façon, c'était la transposition fantasmatique du vieux journaliste à qui j'étaits allé rendre un dernier hommage. Je me sentis embarrassé, mais je l'accueillis avec affection. Par cette soirée de septembre, je compris vaguement qu'une âme en train de voyager dans l'air avait besoin de moi pour se raconter, pour décrire un choix, un tourment, une vie.


Antonio Tabucchi, postface à Pereira prétend, p.215 à 217 (Folio)
Je regrette de ne pas connaître le nom de ce journaliste. (A-t-il vraiment existé? C'est étange de rendre hommage à quelqu'un sans donner son nom.) Les quelques recherches que j'ai effectuées dans Google n'ont rien donné, il faudrait peut-être essayer en italien ou en portugais. Le premier chapitre de Lilith de Primo Levi s'acquitte lui aussi de la tâche de témoigner pour les morts (deux Italiens. «Nous sommes les yeux des morts» disait Pirandello, un autre Italien. Et leur mémoire, et leur parole):
Donc, dans la regrettable éventualité où l'un de vous me survivrait, vous pourrez raconter que Leon Rappoport a eu sa part, qu'il n'a laissé ni dettes ni créances, qu'il n'a pas pleuré et n'a pas demandé pitié. Si dans l'autre monde je rencontre Hitler, je lui cracherai à la figure de plein droit…
Une bombe tomba non loin de là, suivie d'un grondement d'avalanche: un des entrepôts avaient dû s'effondrer. Rappoport dut presque crier:
— … parce qu'il ne m'a pas eu !
[…]
Deux jours plus tard, le camp[d'Auschwitz] fut évacué, dans les effroyables circonstances que l'on sait. J'ai des raisons de penser que Rappoport n'a pas survécu; aussi ai-je cru bon de m'acquitter de mon mieux de la misssion qui m'avait été confiée.

Primo Levi, Lilith, p.13 et 14 (Liana Levi, 1987)