Ce n’est pas sans une légère provocation que je désirais associer aux Fragmente-Stille à Diotima, de Luigi Nono, qui sera l’essentiel de ce que j’aimerais vous faire entendre aujourd’hui, la fameuse mélodie de Gounod sur des paroles de Musset, Venise.
L’œuvre de Nono est évidemment, non pas évidemment, est vénitienne dans une mesure qu’il nous restera à envisager par la suite. Quant à savoir si la mélodie de Gounod est vénitienne, et dans quelle proportion, c’est à vous qu’il appartiendra d’en juger. Que ce soit une musique fétiche… c’est une musique qui peu faire l’objet d’engouement maniaque, je dois en prévenir les auditeurs qui n’en seraient pas familiers, une fois qu’on l’entend à deux ou trois reprises, il est difficile de s’en débarrasser. Elle est, comme disent les Anglo-Saxons, extrêmement catchy. Ça « s’attrape ». [Renaud Camus chante a capella] : « Dans Venise la rouge/ Pas un vaisseau qui bouge,/ Pas un pêcheur dans l’eau,/ Pas un falot./ Tout se tait, fors les gardes/ Aux longues hallebardes,/ Qui veillent aux créneaux/ Des arsenaux.»
Mais rassurez-vous, nous allons entendre une version autrement plus distinguée et surtout plus exacte qui est celle que j’aime beaucoup qui est celle de Bruno Laplante avec Madame Lachance.

[la mélodie Venise de Charles Gounod par Bruno Laplante accompagné au piano par Janine Lachance]

Nous venons d’entendre donc la mélodie Venise de Charles Gounod, dans l’interprétation que je trouve pour ma part tout à fait magnifique de Bruno Laplante avec au piano Janine Lachance. Comme on dit, il est bien regrettable que ce disque noir n’est pas été transporté sur compact-disque.

Nous allons passé maintenant un peu plus austère, oui, il faut le dire, assumons, c’est une œuvre assez austère, mais après tout le quatuor à cordes est austère par définition : donc les Fragmente-Stille à Diotima, de Luigi Nono.
Il y a évidemment dans le titre, dans l’allusion à Diotima, une référence à Hölderlin. J’associe, plus ou moins, les Fragmente-Stille à Venise, c’est de façon abusive, je le reconnais, mais je voulais prendre sur moi cet abus. Le lien ne se fait évidemment pas par Hölderlin, encore qu’il y ait, bien sûr, une Italie d’Hölderlin, mais c’est plutôt une Italie plus méridionale, la Sicile d’Empédocle, qui est plutôt la grande Grèce que l’Italie, donc, et qu’est-ce qui lient les Fragmente-Stille à Venise, c’est plusieurs choses, mais c’est essentiellement un élément qui a été mal vu par la défunte modernité, c’est-à-dire le lien biographique. Luigi Nono est un compositeur lié à Venise, qui a vécu à Venise, qui a habité à la Giudecca, et pour moi Venise apparaît, disparaît, transparaît, apparaît en disparaissant dans les Fragmente-Stille.

Il est bien entendu que Venise n’est en rien la vérité des Fragmente-Stille, j’insiste sur ce point. Il ne s’agit pas de chercher dans la biographie une vérité des œuvres, mais des harmoniques, des couleurs complémentaires. Les Fragmente-Stille ne sont pas plus vénitiens que l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler n’est vénitienne. Et pourtant, il se trouve que par métonymie, réflexe de Pavlov, nous avons tendance, c’est peut-être dommage, je n’en sais rien, mais non, dans la mesure où c’est quelque chose en plus, ce n’est pas dommage, dans la mesure où, encore une fois, ce n’est pas la vérité de l’adagietto de la cinquième de Mahler, nous avons tendance à voir Venise, et peut-être justement ces canaux les plus larges, ceux de la Giudecca, cet endroit qui est plus précisément, comment dit-on ? nonesque, nonien, dans mon esprit. Je me souviens que sur ces Zaterre tellement aérées, lumineuses, il y a un petit restaurant où j’ai eu la surprise, un soir, de voir toutes sortes de photographies de Luigi Nono, parce qu’apparemment le patron de ce restaurant était un admirateur, peut-être un admirateur par accident, de Nono. Nono fréquentait ce petit restaurant, et l’homme qui le tenait avait tenu, juste après sa mort, c’était l’année dernière ou il y a deux ans, à mettre des photographies de Nono partout. J’ai tendance… dans cette partie de Venise qui est celle que je préfère, la plus marine, la plus aérienne, la plus ouverte à la lumière, les Zaterre, celle de Tiepolo, un peu l’église des Gesuati qui est là, la plus bleue au sens azuréen du terme, à penser à celle des œuvres de Nono que je préfère, que je trouve la plus noble peut-être, la plus grave, la plus dense, ces Fragmente-Stille à Diotima. C’est encore une fois abusive, mais peut-être peut-on citer cette expression de Bachelard, à propos d’ailleurs de tout à fait autre chose, « les musiques nous arrivent gonflées de vésanies », et là je n’hésite pas à introduire mes vésanies, mes fantaisies, dans l’écoute de cette œuvre.
Ecoute est d’ailleurs le terme plein, car je dois prévenir les auditeurs qui n’en seraient pas familiers que cette musique ne peut que s’écouter, c’est-à-dire qu’elle ne peut en aucune façon servir de toile de fond ou de musique de fond, elle ne peut pas être entendue sur des conversations d’amis, c’est une cavatine par excellence, c’est-à-dire qu’on ne peut qu’y sombrer si l’on si donne tout entier, si l’on s’offre à elle, si l’on y plonge, si on accepte de creuser sa présence. On pourrait dire sur son seuil ce que Valéry a écrit sur celui du Trocadéro : « N’entre pas sans désir », mais il s’agit d’un désir actif, de la nécessité d’une écoute qui s’investit entièrement dans ce qui est peut-être un archipel, où le silence tient autant de place que la musique elle-même, un peu comme Venise est un archipel où l’eau tient autant de place que la terre, là c’est un rapport qui lui au fond, peut-être, n’est pas tout à fait abusif.
Toujours est-il que nous allons entendre, donc, ces Fragmente-Stille à Diotima de Luigi Nono, dans une des interprétations les plus belles, c’est peut-être la plus belle, celle que personnellement je préfère, encore qu’il y en ait une autre par le quatuor Arditi qui est également très très intéressante, en tout cas celle que j’ai choisie est celle, magnifique, grandiose, le grandiose n’est pas ici déplacé, je crois, du quatuor LaSalle.

[le quatuor Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono par le quatuor LaSalle]

Nous venons d’entendre l’ensemble le quatuor Fragmente-Stille, fragments silence, à Diotima, de Luigi Nono par le quatuor LaSalle.
Musique de la nuit, une longue cavatine, musique du silence, musique de l’absence, de la présence-absence, musique de l’air, musique de l’éther, pour employer un terme éminemment hölderlinien, Hölderlin étant évidemment le grand présent-absent de cette œuvre, puisque Nono avait noté des fragments de poèmes d’Hölderlin en marge de sa composition, mais qu’il a interdit que ces fragments soient prononcés lors des exécutions de l’œuvre.

Ah mais ! Coup de théâtre sur les ondes sereines, on me signale que, contrairement à mes calculs, mais mes calculs sont toujours faux, nous disposons de quelques instants supplémentaires, et je vais en profiter pour faire entendre un tout petit morceau, objet de ma part d’un investissement fétichiste très marqué, que je n’ai pas pu faire diffuser lors d’une des émissions récentes. Il s’agit d’un passage, le premier, le tout début, de l’office de l’exaltation de la sainte croix, ce qui prend le plus long temps est de nommer la pièce, de l’heirmi du canon, c’est l’office du quatorze septembre, chant de la lithurgie slavonne, par le chœur des moines bénédictins de l’union à Chevetogne, sous la direction de Dom Grégoire Bainbridge.

[un chant de la liturgie slavonne, heirmi du canon de l'Office de l'exaltation de la sainte croix, par le chœur des moines bénédictins de Chevetogne dirigé par Dom Grégoire Bainbridge.]