Françoise Leriche est professeur à Grenoble.
A ses débuts, elle fut l'assistante de Philip Kolb. Philip Kolb est comme on le sait l'éditeur des vingt-et-un volumes de la correspondance de Proust à laquelle nous devons tant.
Elle a fait sa thèse sur Huysmans et Proust et la question de la représentation. Elle est l'éditrice du Sodome et Gomorrhe dans le Livre de poche et j'ai pu apprécié son travail puisque je faisais le même pour la Pléiade.
Elle est l'auteur d'une anthologie des lettres de Proust, indispensable puisque certains tomes de la Correspondance ne sont plus disponibles.
Elle est l'auteur d'un grand nombre d'articles dans le dictionnaire Proust paru chez Honoré Champion (elle en est la seconde plus importante contributrice).

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J'ai voulu étudier Proust en tant que théoricien de la morale ou la place de Proust dans le débat contemporainsur la morale. Mon sous-titre est "Réflexions proustiennes sur la responsabilité morale dans une civilisation du plaisir", mais c'était un peu long...
La Recherche, des articles et de la correspondance de Proust se dégage une vision du monde polémique.
Quelle différence trouve-t-on entre la correspondance, qui respecte la plupart du temps les conventions sociales, et La Recherche, où se déploie une plus grande liberté?
En fait, la correspondance de Proust n'est pas si contraintes et il livre le fond de sa pensée à certains de ses amis au risque de les choquer.

A 17 ans, le jeune Proust s'élève contre la morale conventionnelle, mais il ne s'agit pas d'a-moralisme. Il défend quelques vues originales (si je puis en juger dans ma grande ignorance du sujet) dans un authentique souci éthique.
La première lettre que je vous propose est adressée à Daniel Halévy. Elle peut paraître très conventionnelle puisqu'elle disserte sur les bonnes et les mauvaises fréquentations pour aboutir à une maxime qui nous ramène à la sagesse des Nations la plus primaire qui est bien souvent dans le vrai. Cependant, cette lettre n'est peut-être pas si conventionnelle quand on la remet dans son contexte:

[à Daniel Halévy, vers l'automne ? 1888 - Lettres, p.85-86 ; Cor., I, p.123-124]
[...] je vais t'expliquer ma pensée ou plutôt causer avec toi comme avec un garçon exquis de choses très dignes d'intérêt, encore qu'on n'aime pas en causer entre soi. J'espère que tu me sais gré de cette pudeur. Je trouve l'impudicité une chose horrible. Elle me paraît bien pire que la débauche. Mes croyances morales me permettent de croire que les plaisirs des sens sont très bons. Elles me recommandent aussi de respecter certains sentiments, certaines délicatesses d'amitié, et particulièrement la langue française [...].
Tu me prends pour un blasé et un vanné, tu as tort. Si tu es délicieux, si tu as de jolis yeux clairs qui reflètent si purement la grâce fine de ton esprit qu'il me semble que je n'aime pas complètement ton esprit si je n'embrasse pas tes yeux, [...] si enfin il me semble que le charme de ton toi, ton toi où je ne peux séparer ton esprit vif de ton corps léger, affinerait pour moi en l'augmentant «la douce joye d'amour», il n'y a rien là qui me fasse mériter les phrases méprisantes qui s'adresseraient mieux à un blasé des femmes cherchant de nouvelles jouissances dans la pédérastie. [...] qui crois-tu donc que je suis, surtout qui je serai[s] si j'ai déjà fini avec l'amour pur et simple! Je te parlerai volontiers de deux Maîtres de fine sagesse qui dans la vie ne cueillirent que la fleur, Socrate et Montaigne. Ils permettent aux tout jeunes gens de «s'amuser» pour connaître un peu tous les plaisirs, et pour laisser échapper le trop-plein de leur tendresse. Ils pensaient que ces amitiés à la fois sensuelles et intellectuelles valent mieux que les liaisons avec des femmes bêtes et corrompues quand on est jeune et qu'on a un sens vif de la beauté et aussi des «sens». Je crois que ces vieux Maîtres se trompaient, je t'expliquerai pourquoi. Mais je retiens seulement le caractère général du conseil. Ne me traites [sic] pas de pédéraste, cela me fait de la peine. Moralement je tâche, ne fût-ce que par élégance morale, de rester pur. Tu peux demander à M. Straus quelle influence j'ai eu [sic] sur Jacques [NB : Jacques Bizet]. Et c'est à l'influence de quelqu'un qu'on juge de sa moralité.
[...]

Dans cette lettre, Proust se défend de l'accusation de décadence porté contre lui par Daniel Halévy.
Proust soutient qu'il ne transgresse pas la morale, mais qu'il la récuse: il refuse une morale qui refuse le plaisir. Il pose que le plaisir sensuel est très bon, en s'appuyant sur les sages antiques.
La morale chrétienne perd de sa validité dans une République qui garantit la liberté de pensée. Il y a conflit entre la philosophie des Lumières qui pose le bonheur comme but et la morale traditionnelle chrétienne, sans compter une certaine liberté de mœurs vécue en toute hypocrisie dans les couches sociales les plus élevées.

Dans ce contexte, Proust fait preuve d'une certaine maturité en choisissant ses propres règles. Il distingue l'amoureux, qui accorde toute son attention à l'autre, du débauché, du blasé, qui ne cherche que son plaisir en instrumentalisant l'autre.
Proust pose de nouveaux critères. Mais l'intention ne suffit pas (on songe à la fable de l'ours et de son ami jardinier, l'ours écrasant par accident le visage de son ami), il faut juger selon les conséquences («Tu peux demander à M. Straus quelle influence j'ai eu [sic] sur Jacques»). Evidemment, on ne peut savoir ce qu'il en est exactement dans ce cas précis, mais l'important est ce qu'en dit Proust. On remarque l'importance accordée à l'autre. Il n'y a pas de nihilisme, pas de relativisme. Proust ne postule pas l'indifférence des valeurs. Il croit à une éthique de la responsabilité et de l'attention à autrui. Cette perpective moderne dépasse la sagesse antique par une plus grande exigence.

Vingt ans plus tard, en 1908, Proust commence La Recherche. Entretemps, la prmauté du plaisir aura été affirmée par la Belle Epoque. D'autre part, Nietzsche commence à être traduit (par Daniel Halévy!) Le corps et le plaisir sont exaltés. Il n'y a pas de règles ni de limites. Ces idées reçoivent un fort écho dans les couches supérieures de la société. Gide en est leur porte-parole:

[Gide, Les Nourritures terrestres, 1897]
NOURRITURES.
     Je m'attends à vous, nourritures !
     Ma faim ne se posera pas à mi-route ;
     Elle ne se taira que satisfaite ;
     Des morales n'en sauraient venir à bout.
[...]
     Je m'attends à vous, nourritures !
     Satisfactions, je vous cherche ;
     Vous êtes belles comme les rires de l'été.
     Je sais que je n'ai pas un désir
     Qui n'ait déjà sa réponse apprêtée.
     Chacune de mes faims attend sa récompense.
[...]
Disponible ! Nathanaël, disponible !
— et par une attention subite, simultanée de tous les sens, arriver à faire (c'est dificile à dire) du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout l'attouchement du dehors... (ou réciproquement).      [= un «rendez-vous de sensations»]

Le moi est un "rendez-vous de sensations". On retrouve ces idées chez Henry James, Anna de Noailles: une morale du plaisir immédiat.
Le Proust de La Recherche questionne cette morale qui ne le satisfait pas:

[RTP, «Combray»] Quand j'étais fatigué d'avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l'immobilité, mais qui s'était chargé sur place d'animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu'on lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres [... ] recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n'étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m'exaltaient [...]. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser [...]. [Suit la description de la mare de

Montjouvain et d'un reflet fugitif:]

je m'écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé: "Zut, zut, zut, zut." Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.

Il s'agit de sensations animales, comme les ressentirait un personnage des Nourritures terrestres. Mais cette culture du plaisir n'est pas la dernière fin, il reste un devoir.
Un autre exemple ou contre-exemple nous est fourni par la marchande de café au lait:

[RTP, A l'ombre des jeunes filles en fleurs]
Je faisais bénéficier la marchande de lait de ce que c'était mon être complet, apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d'elle. C'est d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons, la plupart de nos facultés restent endormies parce qu'elles se reposent sur l'habitude [... voyage, lieu inconnu + heure matinale + insomnie = rupture de l'habitude, sens en éveil]. [...] La vie m'aurait paru délicieuse si seulement j'avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l'accompagner jusqu'au torrent, jusqu'à la vache, jusqu'au train, être toujours à ses côtés, me sentir connu d'elle, ayant ma place dans sa pensée. Elle m'aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures du jour. [...] [le train repart] hélas! elle serait toujours absente de l'autre vie vers laquelle je m'en allais de plus en plus vite et que je ne me résignais à accepter qu'en combinant des plans qui me permettraient un jour de reprendre ce même train et de m'arrêter à cette même gare, projet qui avait aussi l'avantage de fournir un aliment à la disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse, centrifuge qui est celle de notre esprit [...]

Cet extrait décrit l'éveil des sens dans une situation inconnue. Le narrateur est extrêmement critique envers l'attitude du héros qu'il qualifie de "paresseuse". Le héros s'imagine amoureux, mais son sentiment n'a rien à voir avec la marchande. Ce n'est que la rupture de l'habitude.
Selon Aristote, celui qui choisit une vie de jouissance choisit une vie animale. Le narrateur ne pas ce qu'il faut faire, mais il analyse ce que serait un être de pur rendez-vous de sensations. Nous avons une responsabilité envers nous-mêmes. Nous ne pouvons nous abolir en tant que sujet.

Balbec, c'est la culture du plaisir. Quelle est la part de la mauvaise foi? les vacances, c'est mener une vie de mollusques. L'avachissement mental et physique est férocement souligné.

[RTP, A l'ombre des jeunes filles en fleurs]
[...] le soir [...] les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger [de l'hôtel], celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balanças dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). [...]

Ici manque la description de vieilles dames qui mastiquent avec férocité.

A cette heure-là on apercevait trois hommes en smoking attendant la femme en retard laquelle bientôt, en une robe presque chaque fois nouvelle et des écharpes, [...] sortait de l'ascenseur comme d'une boîte de joujoux. Et tous les quatre qui trouvaient que le phénomène international du Palace, implanté à Balbec, y avait fait fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s'engouffraient dans une voiture, allaient dîner à une demi-lieue de là dans un petit restaurant réputé où ils avaient avec le cuisinier d'interminables conférences sur la composition du menu, et la confection des plats. Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de Balbec n'était pour eux que la distance qu'il fallait franchir [...] avant d'arriver au petit restaurant élégant [...] les écharpes de celle-ci tendaient devant la petite société comme un voile parfumé et souple mais qui la séparait du monde.

Ces deux extraits insistent sur la séparation, vitre ou écharpe. La vitre de verre est une paroi sociale, elle tient les pauvres à distance. On se donne à voir avec pudeur et indifférence.
La question «Les petits vont-ils manger les gros?» a-t-elle été ajoutée après la Révolution d'octobre? Je n'ai pas les brouillons, mais c'est une parenthèse, et les parenthèses sont souvent ajoutées tardivement sur épreuve.
C'est Adam Smith et Voltaire qui sont mis en cause, et leur éloge du luxe: le développement de la richesse profite au bien-être de tous. Il n'en est rien, nous montre Proust: les pauvres restent pauvres, il n'y a aucune mobilité sociale.
Le héros se trouve dans la salle à manger, c'est le narrateur adopte le point des vue des pauvres: c'est une question de responsabilité sociale.

La deuxième partie de la citation commence se termine par un "mais" qui n'entretient aucun lien logique avec le membre de phrase précédente, l'argumentation est donc à reconstituer: la familiarité avec le cuisinier, le flottement des écharpes auraient pu faire imaginer un monde sans barrière, mais ce n'est qu'une illusion. L'écharpe est aussi infranchissable que la vitre. Il reste à inventer un système qui ne coupe pas les privilégiés du reste du monde. C'est le système des Lumières qui est mis à mal.

Le risque est que les petits viennent manger les petits: les petits ne sont-ils pas responsables? Proust ne cautionne pas cette structure sociale figée. Le narrateur affirme l'humanité du chauffeur de taxi qui fait sursauter tout le monde.
C'est le sens de l'attention selon Lévinas ou de la responsabilité selon la philosophie analytique.

La culpabilité vient de l'indifférence à l'autre. Proust ouvre les piste d'une philosophie pragmatique qui consiste à juger l'acte par ses conséquences. (cf. Lévinas, "l'autre chez Proust").

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AC: Ce qui me frappe, c'est la dimension esthétique des citations que vous avez donné.
FL: Oui. Nous avons affaire à un héros qui nous raconte comment il découvre sa vocation d'écrivain: il est normal que les extraits soient esthétiques. Mais Proust veut avant tout inciter chacun à chercher sa vocation (qui n'est pas forcément d'être écrivain!) plutôt que s'abolir dans le plaisir. Il s'agit d'une responsabilité vis-à-vis de soi-même.

(La démonstration était convaincante, Françoise Leriche répondra avec force aux objections de Compagnon qui se ridiculisera un peu en insistant trop. Applaudissements de la salle pour soutenir F. Leriche. Voir chez sejan une peinture plus vivante de cette scène finale).